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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/853

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les frais de son existence, pourtant si modeste, est, — toutes proportions gardées, — deux fois plus grande qu’en France, et le bénéfice net de son travail trois fois moins grand.

L’erreur de la théorie rappelée plus haut vient de ce qu’elle ne définit pas le sens du mot « vivre ». Et en effet, il est impossible de le définir ; il y a mille manières de vivre. Même dans la catégorie populaire, formée par les familles qui dépensent en 1898 moins de 2 500 francs par an, se trouvent confondus des aristocrates du travail manuel et des serfs du bureau de bienfaisance. La compressibilité des besoins, chez le pauvre, est, hélas ! incroyable. Si l’on descend un à un les échelons de la misère, on aperçoit, bien au-dessous de cette vie de privation relative à laquelle sont voués encore beaucoup de nos semblables, des abîmes de détresse au fond desquels l’homme parvient à « vivre » et à se perpétuer. À chaque degré, la liste des articles consommés décroît, à mesure qu’augmente la part prise, dans ces budgets amaigris, par les quelques dépenses qu’on n’y peut rayer sans mourir.

Il faut alors s’habituer à être à peine couvert, à se sustenter très mal et très peu. C’est le cas aujourd’hui en quelques nations ; ç’a été le cas de la France en des circonstances critiques du passé. De là à l’aisance contemporaine, ou même à une aisance plus grande que l’on peut entrevoir dans l’avenir, on a traversé, on traversera sans doute des nuances successives de bien-être, où de nouveaux besoins sont nés et naîtront peu à peu avec la faculté de les satisfaire.

En comparant les recettes aux dépenses de l’ouvrier, rural ou urbain, nous voyons dans quelle mesure il a pu faire face, pendant les six derniers siècles, à chacun de ces besoins. De tous, le plus pressant est la nourriture et, dans la nourriture, c’est le pain qui vient en première ligne. Le pain, qui représente en moyenne 40 pour 100 des frais de la table ouvrière, descend jusqu’à 15 pour 100 chez les privilégiés de la classe laborieuse et s’élève, dans les familles nombreuses et misérables, — qui ne mangent guère autre chose, — jusqu’à 90 pour 100 du total de l’alimentation. Aussi la question du pain tient-elle une place dominante parmi les préoccupations de nos aïeux. Ce n’est que d’hier qu’elle est résolue.

N’eût-il pour lui, notre XIXe siècle, que d’avoir changé le pain noir en pain blanc et d’avoir assuré à tous les travailleurs l’usage régulier de ce pain, nouveau pour eux, il ne ferait pas, ce semble,