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se servir de leur monopole, pour maintenir les cours très élevés ; il est probable que la cherté tenait surtout à la rareté. On se servait, pour avoir la marée en temps utile, de chevaucheurs qui faisaient double office, portant par devant le sac de cuir aux dépêches et, par derrière, la bourriche au poisson frais.

Tout porte à croire que l’on ne procédait ainsi qu’en hiver et que, malgré tout, on recevait une marchandise légèrement faisandée, étant donné le petit nombre de lieues que faisaient par jour les messagers royaux, le mauvais état des routes et l’absence de relais réguliers. La plus grande partie du poisson de mer, servi sur les tables bourgeoises, était salé et, pour le vulgaire, les salaisons constituaient déjà un aliment coûteux.

Les gens aisés avaient recours au poisson de rivière. Quoique la France d’autrefois fût parsemée d’innombrables étangs, desséchés en partie à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, la demande devait être encore plus forte que la production ; puisque le prix des brochets, carpes, truites et de toute la pêche intérieure, était bien plus élevé dans les âges passés que dans celui-ci. Il existe une tradition — une légende si l’on veut — d’après laquelle les garçons meuniers de certains districts voisins de l’Océan auraient stipulé, dans leurs contrats de louage, « qu’on ne leur ferait pas manger du saumon plus de deux fois par semaine ». Le saumon cependant est payé 37 francs pour la table de saint Louis (1234) ; il coûtait à Paris et aux environs 20 et 26 francs au XIVe siècle à l’état frais ; tandis que salé ou fumé il ne se payait que 3 fr. 50. Les truites, les brochets valaient couramment 3 et 4 francs ; les sujets de belle taille montaient à 9 et 10 francs ; les carpes étaient un peu moins chères : en général 1 fr. 50 et 2 francs.

C’étaient là poissons de riche : les bourgeois se contentaient de la tanche, de la perche et du barbeau ; les pauvres ne pouvaient manger que les espèces inférieures, barbillons ou grenouilles. Les produits de la pêche des étangs étaient inabordables pour la masse. Le journalier des ports comptait sur la raie et le cabillaud ; le marsouin même lui était interdit, lorsqu’il se payait 4 francs le kilo. La morue aussi demeurait au-dessus de ses prétentions ; elle fut jusqu’à la fin du XVIe siècle — les bancs de Terre-Neuve et de Saint-Pierre ne devaient être exploités que plus tard — à un chiffre peu différent, intrinsèquement, de celui qu’elle coûte aujourd’hui et par-là même beaucoup plus cher. Le poisson de mer,