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raillerie est l’arme le plus à portée des petites gens à grandes prétentions. » C’est encore dans la vie publique que la vigne produit ses plus mauvais effets. Elle est un des principaux facteurs des tendances égalitaires et démocratiques. « Chez le vigneron, le sentiment de l’égalité se double et s’exagère d’un sentiment d’envie à l’égard de toutes les supériorités qui s’élèvent au-dessus de lui : il est envieux par suite de la disproportion qui existe entre ses prétentions et la réalité. » Notez que la France, ainsi que le remarque M. Demolins, est le pays où la culture de la vigne est le plus répandue. Et tirez la conclusion.

Revenons à la littérature. M. Demolins la définit « un produit de l’état social », rajeunissant ainsi au gré des progrès de l’économie politique une définition fameuse et inexacte. Les questions littéraires sont des questions économiques. Dans l’espèce, M. Demolins en fournit un exemple topique. « Le vigneron représente au plus haut degré ce qu’on est convenu d’appeler l’esprit gaulois, qui est fait à la fois de finesse et de plaisanterie un peu grosse. » Ainsi s’explique cette disposition de notre humeur, qu’il est pareillement impossible de ne pas apercevoir et de ne pas déplorer. Elle est aussi bien un produit de notre sol, et sa prédominance dans notre littérature n’est qu’un autre aspect de la prédominance de la vigne sur notre sol. En fait, et si loin qu’on remonte dans notre tradition littéraire, on y retrouve l’esprit gaulois comme trait caractéristique et tare originelle. Il éclate dans les fabliaux, défraye les récits scabreux du XVIe siècle, se continue par les contes de La Fontaine, par ceux de Voltaire, par tant d’autres gentillesses libertines, pour aboutir au vaudeville égrillard et à la chanson grivoise. Vous me direz qu’il est un peu ridicule et très prudhommesque de flétrir l’esprit gaulois, qu’on peut, après boire, s’amuser à des contes gras ou à des couplets épicés, et que cela ne tire pas à conséquence. Je ne suis pas de cet avis ; et j’ai la conviction que, lui non plus, M. Demolins ne se montrerait pas d’aussi facile composition. Tout se tient. Le goût de la gaudriole détermine certaines habitudes d’esprit, s’accorde avec telles idées et nuances de sentimens. C’est, si j’ose m’exprimer ainsi, une façon de penser. L’exemple de Béranger est en ce sens bien significatif. N’oublions pas que Béranger a été dans son temps l’homme de France le plus populaire. Cette immense popularité, Béranger n’y aurait pas atteint, s’il s’en était tenu à sa première manière, s’il s’était contenté d’être, comme son Roger Bontemps, un « faiseur habile de contes graveleux », s’il s’était borné à célébrer le vin et les belles, les attraits des petites bonnes agaçantes, soutien ou perte des vieux célibataires, les