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Rabelais n’était pas, par lui-même et dans le fond de sa nature, dépourvu de toute qualité louable. Il était studieux et se rendit aussi savant qu’homme de son temps. Il était prudent et eut soin de vivre toujours en paix avec les puissances. Il parait même qu’il était sobre. Il a écrit de belles pages et exprimé à l’occasion des sentimens élevés. C’est lui qui a dit que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et eu la première idée de cette définition, dont on fait indûment honneur à l’Auvergnat Pascal : « une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Né sur tout autre point du sol, il eût pu composer des ouvrages distingués dans un genre honnête. Mais il était de cette Touraine. De là vient que ses écrits sont tout semés d’obscénités. Gargantua enfant « se conchioit à toute heure ». Ainsi fait l’écrivain qu’est Rabelais. La Bruyère le lui a sévèrement reproché ; et, pour être sur ce point de l’avis de La Bruyère, il n’est pas besoin de se ranger au parti des délicats : il suffit de ne pas avoir le goût de l’ordure. Il se peut que Rabelais n’ait jamais été le « bon biberon » que Ronsard, son ennemi, s’est plu à nous représenter ; il suffit que de son roman soit sorti sans effort la légende du joyeux curé de Meudon et que l’œuvre de Rabelais ait créé le genre rabelaisien. Cela est impardonnable. — La Touraine est sensuelle, paresseuse, capricieuse, ennemie de toute règle et contrainte. Son rêve est bien celui qu’a dégagé Rabelais pour en faire l’idéal de vie des Thélémistes. « Toute leur vie estoit employée, non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre… En leur reigle n’estoit que cette clause : Fay ce que vouldras, parce que gens libères, bien nez, bien instruictz, conversans en compagnies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon qui tousjours les poulse a faicts vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. » Cela même est l’essence de la philosophie de Rabelais. Il tient que, de soi, la Nature est bonne. Physis enfanta Beauté et Harmonie ; mais au rebours Antiphysie « engendra les Matagotz, Cagotz et Papelars, les Maniacles Pistoletz ; les Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ; les enragés Putherbes, Briffaulx, Caphars, Chattemittes, Canibales et autres monstres difformes et contrefaictz en dépit de Nature ». Là est le principe de la satire que fait Rabelais des lois et des mœurs, de la société et des institutions. Il en veut à tout ce qui s’oppose à la libre expansion de la nature et au débordement de l’instinct. — On juge un écrivain au type d’humanité qu’il a créé, auquel il a une fois pour toutes donné une âme et soufflé la vie, et qui ne cessera par la suite de mettre sous les yeux des hommes un aspect de « l’humaine condition ». Ce type créé par Rabelais, la plus vivante et la seule