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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/57

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sa constitution, machine délicate et compliquée, ne survivrait pas à de si brutales manipulations ; que la bourgeoisie, spectre alors aussi redoutable que le fut plus tard la démocratie, allait, moitié par ignorance ou maladresse, moitié par perversité révolutionnaire, tout mettre sens dessus dessous. Ceux-là mêmes qui ne partageaient pas les appréhensions un peu séniles des conservateurs ne se dissimulaient par la gravité de la situation. Un puissant élan avait été donné aux aspirations populaires. Les forces de résistance étaient paralysées. Il y avait comme un vertige d’innovation. Par-dessous les classes moyennes satisfaites, on entendait gronder les classes ouvrières, d’autant plus âpres dans leurs revendications égalitaires qu’une brèche avait été faite au privilège. Le ministère était divisé, sans crédit auprès du roi. Dans le cabinet, beaucoup de membres, et des plus importans, au lieu de comprendre qu’une première réforme est le gage et l’aiguillon d’un nombre indéfini d’autres réformes, professaient hautement que l’heure avait sonné pour le peuple de se reposer et d’être reconnaissant (to rest and be thankful), langage peu fait pour gagner la confiance du parti du progrès. La brigade irlandaise, sous O’Connell, contemplait d’un œil ravi cette scène de trouble et se préparait à mettre ses services aux enchères. Dans ces conjonctures, le rôle de l’opposition était moins pénible que celui du gouvernement. Elle avait infiniment moins de responsabilité. Sa faiblesse faisait sa force. Minorité infime, elle pouvait pousser l’attaque à fond sans risquer d’être prise au piège de sa propre victoire. Trop politique pour ne pas sentir nettement qu’il n’y avait pas à remettre en question la Réforme et qu’il fallait prendre pied sur le nouveau terrain légal, assez avisé pour deviner que les classes moyennes recelaient des trésors de conservatisme et qu’elles ne tarderaient pas à passer dans le camp des satisfaits et à déserter le libéralisme, Peel était forcé, pour ménager ses amis, de se livrer à une opposition stérile autant qu’intransigeante.

Le jeune Gladstone se jeta dans la mêlée. On avait fondé sur lui, dans le parti tory, de grandes espérances. Quelqu’un qui entendit son maiden speech prédit, avec l’infaillibilité ordinaire des prophètes, qu’il ne dépasserait jamais le second rang ; qu’il serait tout au plus une médiocrité utile ; que le génie lui ferait toujours défaut, avec la passion et l’enthousiasme moral, et qu’il ne saurait jamais entrer en communication avec un auditoire populaire. Toutes prévisions d’autant plus curieuses à enregistrer quelles