peut m’épouvanter, écrivait-il le 31 octobre 1T91. J’ai été peut-être le seul avec l’abbé Maury, qui n’ait pas quitté le costume ecclésiastique, à l’exception du seul jour du départ du roi... Du courage ! écrivait-il encore ; ce sera toujours ma devise ; on en impose toujours par une noble contenance. » Il a connu à l’Abbaye les affres de la mort ; mais devant les égorgeurs il recouvra tout son sang-froid, toute la lucidité de son cerveau, et sa présence d’esprit le sauva. Dans le temps où on le traquait comme une bête fauve, il oubliait par intervalles le chasseur et ses chiens. Lorsqu’il errait autour de Paris, se dérobant à grand’peine aux poursuites du Comité de sûreté générale, il lui arriva de rencontrer dans le bois de Meudon M. de Jussieu, qui herborisait en compagnie de ses élèves, parmi lesquels se trouvaient plusieurs femmes : « Je me mis à sa suite, écoutai avec intérêt toute sa leçon et allai dîner avec eux à Sèvres. Nous fîmes un bon repas, nous eûmes le café, il y avait bien longtemps que je n’en avais pris, le tout pour un modeste assignat de cinq francs. Pendant tout ce temps, personne absolument ne prit garde à moi. »
Il y a des faiblesses qui sont des vertus. L’abbé prétendait que dans les prisons plus qu’ailleurs on aime à boire et à manger, et il a prouvé qu’il avait plus que personne la mémoire de l’estomac. Dans l’après-midi de l’inoubliable dimanche qu’il passa à l’Abbaye, sa vieille servante, la Blanchet, lui apporta son repas dans une corbeille soigneusement recouverte. Il se souvenait vingt ans plus tard que cette corbeille renfermait une bouteille de vin rouge, une soupe à la Borghèse sans pain, des radis, du bœuf bouilli, un poulet, que ce bœuf était fort tendre, que ce poulet était gras et accompagné d’artichauts au poivre, un de ses mets favoris, qu’il eut pour dessert des pêches, que ces pêches étaient belles. Il se souvenait aussi que sous la Terreur, un ex-conseiller-clerc de ses amis, à qui il avait demandé asile pour une nuit, l’invita à partager son dîner, que ce dîner se composait « d’une cuisse de mouton, entourée de pommes de terre, le tout rôti au four et exhalant une parfaite odeur. » Savoir exactement ce qu’on a mangé et bu dans une heure de pressant danger, de mortelle détresse et s’en souvenir à jamais, c’est prouver du même coup qu’on est très gourmand et très brave.
G. VALBERT.