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traversent les intervalles des pièces en sabrant quelques canonniers, et vont mêler leurs charges à celles des cuirassiers.

Trop nombreux pour l’étendue du terrain, tous ces escadrons se gênent mutuellement, se choquent, s’entre-croisent, brisent leurs charges, confondent leurs rangs. Les charges, toujours aussi ardentes, deviennent de moins en moins rapides, de moins en moins vigoureuses, de moins en moins efficaces, par suite de ce désordre et de l’essoufflement des chevaux qui, à chaque foulée, enfoncent dans la terre grasse et détrempée. L’atmosphère est embrasée ; on a peine à respirer, « on se croirait à la gueule d’un four. » Le général Jamin est tué, le général Donop est tué, le général Delort est blessé, le général Lhéritier est blessé, le général Guyot est blessé, le général Roussel d’Hurbal est blessé. Edouard de Colbert charge le bras en écharpe. Blessés aussi les généraux Blancard, Dubois, Farine, Guiton, Picquet, Travers, Wathiez. Le maréchal Ney, son troisième cheval tué sous lui, est debout, seul, près d’une batterie abandonnée, cravachant rageusement, du plat de son épée, la gueule de bronze d’un canon anglais. Tout le champ de bataille est encombré de non combattans : cuirassiers démontés marchant lourdement sous leur armure dans la direction du vallon, blessés se traînant hors des charniers, chevaux sans cavaliers galopant éperdus sous le fouet des balles qui leur sifflent aux oreilles. Wellington sort du carré du 73e, où il s’est réfugié au plus fort de l’action, court à sa cavalerie, la précipite sur ces escadrons épuisés, désunis et rompus par leurs charges mêmes. Pour la troisième fois, les Français abandonnent le plateau.

Pour la quatrième fois, ils y remontent en criant : Vive l’Empereur ! Ney mène la charge à la tête des carabiniers. Il a aperçu au loin leurs cuirasses d’or, a volé à eux et, malgré les observations du général Blancard qui oppose l’ordre formel de Kellermann, il les entraîne avec lui dans la chevauchée de la mort.

L’acharnement de Ney et de ses héroïques cavaliers, comme lui ivres de rage, touchait à la folie. Cette dernière charge avec des escadrons réduits de moitié, des hommes exténués, des chevaux à demi fourbus, ne pouvait aboutir qu’à un nouvel échec. L’action de la cavalerie sur l’infanterie consiste uniquement dans l’effet moral. Quel effet moral espérer produire sur des fantassins qui venaient d’apprendre en repoussant, par le feu et les baïonnettes, des charges multipliées, que la tempête de chevaux n’est