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Un caporal de la vieille garde soutient Ney par le bras jusqu’au moment où le major Schmidt, des lanciers rouges, descend de son cheval pour le donner au maréchal. Le chirurgien en chef Larrey, blessé de deux coups de sabre, est frappé derechef par des uhlans, volé, dépouillé et conduit presque nu, les mains liées, à un général qui donne l’ordre de le fusiller[1]. Déjà il est mis en joue, quand un chirurgien prussien le reconnaît, se jette devant lui et le sauve.

Chacun marchait, courait, se traînait comme il pouvait, allait où il voulait, personne ne pensant à donner des ordres qui n’auraient été obéis par personne. Et quand se rapprochaient le son des trompettes prussiennes, le galop des chevaux, les clameurs sauvages des poursuivans, de cette foule terrorisée partaient les cris : « Les voilà ! Les voilà ! Sauve qui peut ! » Des bandes de fuyards, qui vaincus par la fatigue s’arrêtaient dans les boqueteaux, les plis de terrain, les fermes, les hameaux, y étaient vite relancés par la cavalerie. Les Prussiens firent tour à tour lever neuf bivouacs. Des blessés se tuèrent pour ne pas tomber vivans aux mains de l’ennemi. Un officier de cuirassiers, se voyant cerné par des uhlans, s’écria : « — Ils n’auront ni mon cheval, ni moi. » Et froidement, il abattit son cheval d’une balle dans l’oreille et se brûla la cervelle avec son second pistolet.

Si pourtant quelques centaines de soldats, dominant leur terreur et redevenus maîtres d’eux-mêmes, s’étaient reformés pour faire tête, leur résistance eût mis fin à cette lamentable poursuite. Les Prussiens, qui sabraient surtout les fuyards sans défense, se laissaient, il semble, aisément imposer, puisque, pour défendre les drapeaux, il suffit d’une poignée d’hommes résolus marchant groupés autour de l’aigle de chaque régiment. L’ennemi ramassa sur le champ de bataille et sur la chaussée plus de deux cents canons abandonnés et un millier de voitures ; il ne prit, pendant la déroute, ni un drapeau, ni un étendard.

  1. Larrey semble croire que l’ordre de le fusiller, donné par le général prussien, vint d’un mouvement de dépit. Larrey ressemblait un peu à l’Empereur et portait ce jour-là une redingote grise. Les cavaliers qui le firent prisonnier le conduisirent à leur général en disant que c’était Napoléon. Le général, irrité qu’il y eût méprise, ordonna de passer par les armes le fâcheux qui décevait son espoir.
    Ajoutons toutefois que le général Durrieu, chef d’état-major du 6e corps, qui, lui, ne ressemblait pas à Napoléon, faillit être fusillé sur l’ordre d’un autre général prussien et ne dut la vie qu’à l’intervention du colonel Donoesberg. Des combattans, dont le témoignage est confirmé par des traditions locales, ont parlé de blessés achevés et de prisonniers massacrés.