Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/781

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si endurci, si insensible que le soldat, par habitude et grâce d’état, soit aux spectacles de mort, les fugitifs en passant aux Quatre-Bras furent saisis d’horreur. Les hommes tués dans la bataille du 16 juin n’avaient pas été enterrés. Trois à quatre mille cadavres, complètement nus, les paysans belges leur ayant enlevé même la chemise, couvraient tout le terrain entre la route et le bois de Bossu. C’était l’aspect d’une immense morgue. Tour à tour noyés d’ombre par le voile des nuages et éclairés par la lune, les morts, dans ces rapides mouvemens de lumière, semblaient remuer leurs corps raidis et contracter leurs faces d’une pâleur de cendre. « Nous croyions, dit un témoin, voir des spectres qui nous demandaient la sépulture. » Plus bas, des soldats étanchèrent leur soif au ruisseau de Gémioncourt qui, rendu torrent par l’orage de l’avant-veille, charriait des cadavres. De moins en moins nombreux, de plus en plus las, mais toujours aussi ardens, les Prussiens continuaient la poursuite. Gneisenau avait égrené en route la moitié de son monde. Seuls marchaient avec lui quelques escadrons et un petit détachement du 15e d’infanterie, dont l’unique tambour battait la charge, hissé sur un cheval pris à l’une des voitures impériales. On dépassa Frasnes. Gneisenau jugea que la fatigue des hommes et des chevaux ne permettait pas d’aller plus loin. Il donna l’ordre de faire halte devant une auberge qui, suprême ironie, portait pour enseigne : A l’Empereur.


HENRY HOUSSAYE.