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le Baïkal, la route, moins fréquentée, devient de plus en plus triste, surtout dans les mornes steppes semées de bois rabougris où naît le Vitim, affluent de la Lena, et où le chemin n’est guère indiqué que par de profondes ornières, serpentant à travers des prairies marécageuses autour des poteaux du télégraphe.

Pour s’aider à vaincre l’ennui des longues journées de voiture, en même temps que pour diminuer les frais de transport, on voyage le plus souvent à deux, parfois même à trois si l’on est possesseur d’un tarantass très large. Si l’on n’a point de compagnon d’avance, on en trouve facilement un dans quelqu’une des villes sibériennes. Les Russes sont lians et faciles k vivre ; en outre ils n’ont pas certains de nos préjugés : j’étais assez surpris de voir la femme d’un fonctionnaire venir rejoindre son mari en Transbaïkalie, en compagnie d’un officier qu’elle connaissait à peine et qui l’accompagnait depuis Vladikavkaz à travers 6 000 kilomètres de chemin de fer et 1 500 de grande route. Les Russes ne s’en étonnaient pas plus que ne l’eussent fait les Américains. L’insécurité n’est pour rien dans cette habitude de voyager à plusieurs. Sans doute on raconte bien quelques histoires de crimes commis par des bandes de forçats évadés errant dans les forêts : « Avez-vous vos revolvers ? » nous demandait un maître de poste le soir de ma première journée de tarantass, comme nous allions partir, « trois voyageurs ont été assassinés sur ce relais il y a quinze jours... » et de nous raconter l’événement avec force détails émouvans. Je n’avais pas d’armes et ne m’en suis jamais repenti ; j’ai même quelques doutes sur l’authenticité de l’histoire. Les biens seuls des voyageurs courent en Sibérie de réels dangers et les bagages fixés sur l’arrière du tarantass doivent être solidement liés avec du fil de fer, car on ne manquerait pas de couper les cordes.

Les accidens sont rares ; pourvu que les roues soient bonnes et bien cerclées, — c’est la première des qualités pour un tarantass, — ce véhicule résiste aux plus formidables cahots. Ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit, à la fin des descentes, le cocher lancer ses chevaux à fond de train, les excitant de la voix et du geste, pour que la vitesse acquise leur permette de grimper plus vite la montée qui succède à la pente ; mais l’expérience prouve que le danger n’est qu’apparent. Malgré ces allures folles qui durent peu, on ne fait du reste en moyenne que 10 à 11 kilomètres à l’heure le jour, et 8 à 9 la nuit, pourvu qu’on ne s’embourbe pas. J’ai eu la