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triomphe de la masse aveugle. Il déploie avec énergie le drapeau de la petite démocratie personnelle, contre la monstrueuse démocratie anonyme, sans âme, sans justice, sans figure et sans tète, qui n’a que des mains pour prendre, et un corps pour écraser. Il en est venu, lui aussi, uniquement parce qu’il avait encore une vaillance propre, une famille, un coin de terre et une boutique, à regretter le vieux monde, à se retourner vers lui, à s’y rattacher avec toute son espérance.


VIII

Tous les ans, les marchands de vins donnent un grand banquet. Un millier de sociétaires s’y réunissent, les dames viennent, on invite le Gouvernement, et le Journal officiel de r Union syndicale annonçait la fête de cette année dans une véritable proclamation, émue, vibrante, imprimée en lettres énormes : « Vous avez lu la grande nouvelle… Mardi, 29 mars, l’Union syndicale des débitans de vins et liquoristes de Paris offre son grand banquet annuel, dans les Salons du Grand-Orient. C’est dire que nous faisons appel à tous… Mieux que cela, à toutes ! Il faut que les dames et les demoiselles des Sociétaires n’oublient pas leur gracieux devoir… Que travaillent les aiguilles, se mobilisent les couturières !… » Huit jours après, même annonce, toujours en caractères d’affiche, et avec cet attrait nouveau : Le Banquet aura lieu sous la présidence de M. le Ministre du Commerce… Et chaque semaine, pendant un mois, on répétait ainsi l’appel : « Vous avez lu la grande nouvelle… Il faut que les dames et les demoiselles n’oublient pas leur gracieux devoir… Que travaillent les aiguilles, se mobilisent les couturières… » Enfin, le grand jour arrivait, et le journal, la veille du banquet, corsait encore son lyrisme : « Un jour seulement nous sépare de la grande fête corporative… A l’heure où nous écrivons ces lignes, toutes les indécisions ont disparu, et certainement les toilettes ravissantes, que nous allons bientôt admirer, n’attendent plus que le moment de recevoir dans leurs plis les gracieux contours de nos charmantes convives… »

Le lendemain soir, en effet, par un temps de pluie et de bourrasques, une foule à physionomie spéciale, les hommes en cravates blanches, avec de fortes mains et des figures colorées, les dames en toilettes claires avec des airs de santé et des fleurs dans leurs cheveux, se pressaient rue Cadet, à la porte du Grand-Orient,