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que son enfant dernier-né lui réclamait tous ses soins, elle n’était guère en état de s’occuper d’écrire, mais que cependant elle écrirait le livre qu’on attendait d’elle, puisque aucun nouveau Luther ne surgissait pour prendre en sa main la cause de Dieu. En avril 1851, les premiers chapitres de la Case de l’Oncle Tom étaient envoyés au directeur de l’Ève nationale[1].

« Deux ou trois chapitres du roman avaient paru dans le journal, — c’est elle-même qui nous le raconte, dans la préface d’une édition illustrée de son livre, — lorsque l’auteur reçut une lettre d’un jeune éditeur de Boston, J. P. Jewett, qui demandait l’autorisation de publier l’Oncle Tom en volume. Mais il ajoutait qu’il ne pourrait publier le roman qu’en un seul volume, et qu’il craignait que, sous sa forme originale, il ne fût trop long. Il lui rappelait que le sujet était impopulaire, qu’on en avait déjà les oreilles rebattues. Mme Stowe répondit que ce n’était pas elle qui faisait le livre, que le livre se faisait de lui-même, et qu’elle ne pouvait songer à l’arrêter ou à le raccourcir. Le sentiment qui l’avait poussée à écrire la dominait sans cesse avec plus d’intensité, jusqu’au moment où, après avoir achevé le récit de la mort de Tom, elle eut l’impression que toute sa force vitale l’avait abandonnée. Elle eut alors à traverser une période de découragement profond et cruel. Quelqu’un la lirait-il ? Quelqu’un entendrait-il sa voix ? Cet appel où elle avait mis son cœur, son âme, son esprit et sa volonté, qu’elle avait tiré vraiment de tout le sang de son cœur, cet appel resterait-il vain, comme étaient restés vains déjà tant de soupirs des malheureux noirs, tant de leurs prières et tant de leurs larmes ? On venait précisément d’arrêter et d’emprisonner, à Washington, toute une troupe d’esclaves fugitifs. Plusieurs d’entre eux étaient des jeunes gens instruits, cultivés, pour qui l’esclavage était intolérable. Quand on les mena à la prison, à travers les rues de la ville, une jeune femme nommée Emilie Edmonson, qui faisait partie de leur troupe, répondit à quelqu’un qui l’insultait au passage que, « loin d’avoir honte, elle était fière de l’effort qu’elle avait fait vers la liberté. » C’était le sentiment d’une héroïne : mais elle et ses compagnons

  1. Tout le chapitre e la mort de l’oncle Tom fut écrit en deux heures. Mme Stowe l’écrivit dans une chambre d’hôtel, à Andover, où elle était venue reprendre des forces. Une après-midi d’été, comme elle se préparait à sa sieste quotidienne, la scène surgit brusquement devant ses yeux, avec tous ses détails, la visite de Georges, les soupirs du vieil esclave, ses dernières paroles. Elle s’assit à sa table, écrivit d’une seule traite le chapitre entier, et l’envoya, sans le relire, à l’imprimerie de l’Ève nationale. Elle disait souvent que, si son manuscrit s’était perdu en route, elle aurait été absolument hors d’état de le recommencer.