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l’auteur du Télémaque, mais dès qu’on est averti qu’il était de Sarlat, on cherche « le cadet, » et on finit par le découvrir. Mais, encore une fois, il faut être averti. Et, généralement, ce que chacun de ces grands écrivains a de particulier, de personnel, d’unique en son genre, n’est rien de « local », de provincial, de caractérisé géographiquement. Chateaubriand tout au contraire ! Il est Breton, d’abord et entièrement Breton. Et je veux bien qu’en le disant nous songions comme involontairement aux Mémoires d’outre-Tombe. Mais, voyez pourtant, qu’apercevez-vous de « suisse » ou de « genevois » dans les Confessions de Rousseau ? Et s’il y a certainement de jolies descriptions du Valais dans l’Héloïse, ce n’est pas dans les descriptions ou dans les souvenirs d’enfance de Chateaubriand que je reconnais sa Bretagne, mais plutôt dans la poésie pénétrante et subtile dont toute son œuvre est imprégnée, mais dans le « vague » de cette poésie même, et quand je remonte jusqu’à l’origine d’où elle est dérivée.

Un Allemand, — illustre d’ailleurs, et justement illustre, — a quelque part écrit « qu’il n’avait été donné qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des Muses. » Je ne dirai de mal aujourd’hui ni des Germains ni des Grecs ; et je ne parlerai pas des Italiens, si ce n’est pour faire observer en passant que Pétrarque et Dante sont peut-être d’assez grands poètes, et de taille ou d’envergure à ne redouter aucune comparaison : l’épopée grecque elle-même a-t-elle rien qui soit au-dessus de la Divine Comédie ? Quand il laissait échapper cette boutade, le savant Mommsen, — car c’était lui, — oubliait en tout cas la poésie celtique, et nous, alors, il y a trente ans, ignorance ou modestie, nous n’en osions pas revendiquer les titres. Mais un autre Allemand, plus illustre encore, — puisque c’est Richard Wagner, — nous en a rendu le courage ; et, s’il y a d’autres sources de poésie, le monde entier convient présentement qu’il n’y en a ni de plus abondante, ni de plus originale que celle où l’Allemagne, lassée de ses Niebelungen, a elle-même puisé Tristan et Parsifal. C’est qu’il n’y en a pas dont la mélancolie douloureuse et passionnée, dont le caractère voluptueux et tragique, dont la tristesse enivrante réponde mieux à ce qu’il y a de plus profond dans les aspirations de l’âme contemporaine[1]. Et, Messieurs, n’est-ce

  1. Je ne crois pas que personne ait mieux caractérisé que Renan, dans des pages célèbres, ce qui fait le charme de cette poésie « celtique. » On me permettra donc d’en détacher quelques lignes dont la vérité d’application à la personne même de Chateaubriand est saisissante : « Comparée, dit-il, à l’imagination classique, l’imagination celtique est vraiment l’infini comparé au fini. Dans le beau Mabinogi du Songe de Maxen Wledig, l’empereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle qu’à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. (Cf. dans les Mémoires d’Outre-tombe la « sylphide » de Chateaubriand). Pendant plusieurs années ses envoyés courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s’est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses splendides visions. L’élément essentiel de la vie poétique du Celte, c’est l’aventure, c’est-à-dire la poursuite de l’inconnu, une course sans fin après l’objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owen demandait à ses pérégrinations souterraines… »
    Il eût pu ajouter : « Voilà ce que demandait à l’Amérique du XVIIIe siècle le chevalier de Chateaubriand ; » et nous dirons à notre tour : « Voilà ce qu’applaudit aujourd’hui dans ces fictions multipliées et universalisées par le pouvoir de la musique une humanité que le progrès matériel et celui de la science n’ont pas encore guérie de la soif de l’infini. »