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commence à rêver d’une grande Italie, sise au-delà de l’Atlantique ; elle ménagerait des débouchés au commerce de la péninsule ; elle serait l’abri des heures de crise, la réserve de richesses dont tout grand État a besoin, le débouché largement ouvert que la pléthore sociale rend nécessaire. L’émigration italienne, ainsi envisagée, peut devenir le prologue d’une conquête de l’Amérique latine. En 1896, il y avait un million d’Italiens en Argentine, plus de 600 000 au Brésil. Dans la seule ville de Buenos-Ayres, on évaluait leur nombre à plus de 200 000 ; il avait quintuplé depuis 1869 ; et, sur 36 000 propriétaires que comptait cette capitale, 16 697 étaient Italiens. « Qui peut prévoir le lendemain ? s’écrie le savant économiste napolitain, M. le professeur Nitti. L’illusion est la vanité des faibles ; mais la confiance en soi, comme disait Beaconsfield, est la caractéristique des races qui s’élèvent. Si nous savons oser, la langue et le nom de l’Italie, dans quelque dix ans, se répercuteront, sans être en butte ni à la haine ni à la moquerie, dans un continent immense, où l’avenir est à nous, où nous trouverons cette richesse et cette puissance que vainement nous avons cherchées ailleurs. »

Ainsi, les ambitions s’épanouissent, illimitées. Parmi cette masse d’émigrans, il en est qui plutôt les desserviraient : tel publiciste, malgré ses attaches à la Vénétie, juge fort sévèrement ses concitoyens émigrés et incrimine la molle tiédeur de leur patriotisme. Mais les pauvres gens du Midi qui exposent à la fièvre jaune et aux autres épidémies du Brésil leur santé débilitée par les privations collaborent, à leur façon, à l’avènement de ces rêves grandioses. Même installés là-bas, même y trouvant à peu près de quoi vivre, ils demeurent fidèles à ce qu’ils appellent leur « italianité. » Lorsque, en 1888, le gouvernement brésilien décida que tous les étrangers qui ne déclareraient point leur ferme propos de garder leur primitive nationalité seraient, sans aucune démarche de leur part, réputés citoyens du Brésil, 95 sur 100 des émigrés qui vivaient dans la province de Saint-Paul déclinèrent formellement cette naturalisation tacite. « Le méridional qui émigré, écrivait le même publiciste, sait défendre et sait faire respecter son pays. Il devient le paladin de la patrie lointaine. Il réserve une partie de sa vigueur pour lutter au nom de sa nationalité contre les tentatives d’absorption. Sur les méridionaux, on pourrait compter en quelque mesure, si l’honneur du pays était en jeu ; ils conservent avec ténacité leur caractère d’Italiens. » Bref, il ne