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leur suffit point de porter le deuil de leur patrie ; lorsqu’ils prennent la route de Messine ou de Gênes, ils ont sourdement conscience de travailler aux obscures grandeurs de l’avenir ; et dans leurs yeux hagards scintillent, fugitives, quelques lueurs de rêves. Ces rêves indécis, tout de suite assombris par leur sordide misère, feront peut-être l’histoire de demain. Ils pensent quitter leur patrie, ils disent qu’ils la quittent ; mais ils agiront comme s’ils la prolongeaient.


III

Pour se reposer de l’attristant spectacle de leur indigence et pour mieux comprendre comment, parmi tant de vicissitudes, leur patriotisme leur devient un réconfort, il est bon de reporter sa pensée vers ces gracieux aèdes, vers ces joyeux musiciens, qui, dans l’Italie méridionale, au cours des générations précédentes, furent les précurseurs de l’émigration. Car, avant de prêter au reste du monde les bras de ses enfans, la province de Basilicate offrit les modulations de leurs voix et les accords de leurs violes : travailler de ses bras, c’est toujours faire œuvre d’esclave, et l’art, si rudimentaire soit-il, conquiert tout de suite je ne sais quelle maîtrise, une maîtrise de carrefour tout au moins ; c’est sous cet heureux aspect qu’avait commencé, il y a déjà longtemps, l’émigration de la Basilicate.

A Viggiano, petit village de cette province, se conservait une école de chanteurs et de musiciens qui s’en allaient, jusqu’au-delà de l’Italie, répandre un peu d’allégresse pour rapporter ensuite, au chaume natal, l’allègre sécurité du pain quotidien. Lorsque Pierre-Paul Parzanese voulait, il y a cinquante ans, consacrer son talent modeste, mais sincère, au renouvellement de la poésie populaire italienne, il arrêtait au passage, dans la bourgade apulienne d’Ariano dont il était l’un des chanoines, les harpistes de Viggiano ; et, priant ces humbles bardes d’épuiser à ses oreilles tout le cycle de leurs chansons, il notait les sujets, les rythmes, les originalités d’expression ; ce patient travail, que fécondait sa gentille imagination, lui permit d’écrire une cinquantaine de poésies, qu’il intitula Canti del Viggianese, chants du Viggianais : on les a réimprimées dans ces dernières années. Il met en scène, dans le premier de ces chants, le Viggianais lui-même, promenant son art à travers le monde, sorte de troubadour