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chefs indigènes de l’Alaï, qui s’y sont joints. Il est convenu avec le colonel Deibner que l’un d’eux, Zounoun-Beg, personnage d’un rang élevé, qui connaît parfaitement la montagne, m’accompagnera pour me servir de guide. Mais il est obligé de faire un petit séjour à Och. Ne voulant pas ajourner davantage un départ déjà très retardé, j’accepte l’offre qu’il me fait de me rejoindre le lendemain ou le surlendemain, et je maintiens la date de mon propre départ pour le soir même.

Souleyman, au moment de se mettre en route, apparaît vêtu d’un costume magnifique et imprévu. Il a endossé, pour la route, une robe de soie flamboyante, comme on en fabrique à Boukhara en tissant ensemble des écheveaux de soie teints à l’avance de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les tisserands, par des procédés empiriques, arrivent à former ainsi des dessins : ils parviennent même, à force d’habitude, à produire sur l’étoffe des sortes de fleurs héraldiques. Dans le fond de celle-ci domine un violet éclatant, orné de lunes multicolores, nuancées de blanc, d’écarlate et d’orange. Notre cuisinier, ainsi accoutré, jette son dévolu sur un cheval pie, d’apparence pacifique, mais qui, à le voir de près, est certainement le meilleur de notre caravane. Il est bien râblé, fortement membre, moins maigre et moins blessé que les autres. Je le laisse cependant à Souleyman, en considération de l’étonnante discordance de couleurs que produit son costume juxtaposé à la robe de cet animal.

Dans l’après-midi, j’ai pris congé de Groumbtchevsky dont l’obligeance à mon égard a été vraiment extrême. Il a poussé la gracieuseté jusqu’à m’offrir plusieurs excellentes carabines réglées par lui avec le plus grand soin ; il m’a donné en outre un approvisionnement de munitions qui sont venues s’ajouter à celles dont j’avais fait l’achat à Marghelan. Il voulait même me faire cadeau de son propre fusil de chasse, une arme d’une valeur tout à fait exceptionnelle ; mais je n’accepte pas de le priver d’un objet qui doit être pour lui, à maints égards, un précieux souvenir. Balientsky et moi nous acceptons des deux explorateurs le don de leurs lunettes à neige, objets indispensables dont nous avions négligé de nous pourvoir. Enfin je reçois du capitaine tout ce qui pouvait nous être utile dans l’expédition que nous allions entreprendre. Nous le quittons à regret. Mais il le faut. Notre convoi est parti depuis le matin et il faudra marcher vite pour le rattraper.