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dois-je faire pour te trouver ? Mon cœur te désire si ardemment ! Je voudrais te servir, te chausser de tes sandales, laver tes vêtemens, peigner tes cheveux, baiser tes pieds et t’offrir le lait de mes troupeaux. » Moïse entra en courroux et s’écria : « Tu blasphèmes, berger, Dieu est un pur esprit, et il n’a besoin ni de sandales, ni de vêtemens, ni du lait de tes troupeaux. » Le pauvre homme fut pris de désespoir, et ne pouvant se représenter un être sans corps, il cessa de servir le Seigneur. Mais Dieu, s’adressant à Moïse, lui dit : « Pourquoi as-tu contristé mon serviteur ? Tout homme a reçu de moi la forme de son esprit et le mode de son langage. Ce qui pour toi est le mal est le bien pour un autre, ce qui est un poison pour toi est pour un autre du miel. » Laissons aux simples leur miel, et si nos poisons nous sont chers, gardons-les pour nous.

Nos professeurs de pédagogie liront avec étonnement et un peu de mépris le livre de M. Pobédonostzeff ; et pourtant il y trouveront des jugemens, des vérités, des leçons utiles dont ils pourraient faire leur profit. Mais je crains que le procureur général du Saint-Synode ne soit à sa façon, lui aussi, un utopiste. Est-il possible de maintenir les peuples dans l’état d’innocence quand tout les en éloigne, les mœurs, les institutions, les idées, le génie du siècle, les industries nouvelles, les inventions miraculeuses, qui de jour en jour transforment le monde, nos habitudes, nos désirs et nos rêves ? Et lorsqu’ils ont perdu leur candeur, est-il possible de la leur rendre ? Il en va de la virginité de l’esprit comme de l’autre : « Tu es partie, tu t’es envolée, disait Sapho, et jamais, jamais tu ne reviendras. »

Au surplus, est-il prouvé que nous vivions dans les temps les plus malheureux de l’histoire ? L’innocence de l’esprit est-elle vraiment une garantie de bonheur ? Faut-il croire que le mécontentement soit une maladie particulière aux peuples gouvernés par des abstractions ? M. Pobédonostzeff parle avec complaisance de cette antique Égypte où les sphinx étaient des êtres bienfaisans et pacifiques, et ne révélaient aux hommes que les mystères qu’il est bon et doux de méditer. Assurément l’Égypte des Pharaons était de toutes les sociétés la mieux réglée, la mieux ordonnée, la plus différente de la nôtre, la plus étrangère aux grands principes, aux théories abstraites, à la critique destructive, à l’analyse indiscrète et tracassière, et on ne l’a jamais accusée d’avoir inventé le suffrage universel, les parlemens et la séparation de l’Église et de l’État.

Cependant, s’il en faut croire un vieux scribe qui vivait sous la douzième dynastie, la vallée du Nil était une vallée de misères, où