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du sultan, lorsque nous fûmes frappés de l’aspect dégoûtant, mais assez commun en Barbarie, d’un santon maniaque, nu comme au jour de sa naissance, à l’exception d’une haire de deux couleurs qui lui couvrait les épaules et le dos ; ses longs cheveux étaient nattés ; sa barbe descendait jusqu’au milieu de sa poitrine ; il agitait une courte lance ornée de plaques de cuivre et de morceaux de drap rouge. A son approche nos gens mirent pied à terre, et, courbant la tête, s’emparèrent de sa main pour la baiser. Mon tour arrivait ; peu jaloux de cet honneur, je jetai au sauvage une pièce de monnaie ; là-dessus le pauvre diable bredouille quelques mots de remerciement et marche vers moi à larges enjambées, avec la dignité d’un pacha, puis, de l’air d’une condescendance protectrice, il m’empoigne par le collet de mon habit et me crache sur les yeux. Quoique je fusse assez au fait des coutumes de ces peuples pour ne pas ignorer que c’était là une marque de haute faveur, je faisais une assez triste grimace et je tirais mon mouchoir pour m’essuyer, quand notre mallem s’écria : « Oh ! bienheureux Nazaréen, ce que Dieu a donné, que nul homme ne l’efface. Tu es béni à jamais. Sidi-Momoh, l’inspiré, a craché sur toi ; le bonheur t’attend. » Respect aux superstitions ! Je savais qu’il serait moins dangereux d’insulter l’empereur au milieu de ses gardes que de provoquer le courroux d’un de ces bienheureux idiots. Je laissai donc l’humide marque de tendresse de Sidi-Momoh se sécher au grand air[1]. »

Ces malheureux fous qu’on laisse errer ainsi librement et en armes, vivant dans un milieu toujours exalté et fanatique, peuvent se porter à de graves violences contre des Européens. En 1830, à Tanger, Drummond-Hay reçut d’un certain Sidi-Tayeb deux coups de feu qui, par bonheur, ne l’atteignirent pas ; il se préparait à demander satisfaction quand il aperçut ce même fou dans sa cour, riant aux éclats et venant lui apporter un panier de melons. Dix années auparavant, dans la même ville, notre consul, Sourdeau, avait été frappé d’un violent coup de bâton par un de ces santons. Comme le gouvernement insistait pour que le coupable fût châtié, le sultan Moulei-Souleïman répondit par une lettre célèbre dans les annales de la diplomatie, où il faisait un vrai sermon sur l’oubli des injures commandé par Jésus-Christ.

  1. Drummond-Hay, le Maroc et ses tribus nomades, traduction par Mme Belloc ; Paris, 1844. — De Chénier, Recherches historiques sur les Maures et Histoire de l’empire du Maroc ; Paris, 1887, 3 vol. in-8o.