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Et ce n’est encore que de la polémique courante. Mais, dès le lundi ou le mardi de la semaine décisive, on commence à se préoccuper des « manœuvres de la dernière heure. » On sait vaguement qu’il y en aura une, et l’on cherche laquelle. Les candidats installent des souricières à la porte des imprimeurs qui travaillent pour leurs adversaires, guettant « la sortie du papier. » Mais c’est l’enfance de l’art, de faire imprimer ce fameux « papier » ailleurs, où l’on ne le guette pas, et il serait vraiment par trop naïf de mettre ainsi sa signature au bas d’un placard que l’on ne veut pas signer. Car l’affiche de la dernière heure est, de son essence, anonyme ; ou elle ne porte que des marques collectives, inconsistantes, insaisissables : « Un groupe de patriotes, un groupe d’électeurs prévoyans, un groupe de vieux républicains, un groupe d’étudians, un groupe de cochers. » On l’épie donc pour l’attraper au vol et pouvoir y répondre à temps. Quelques amis, atteints d’une maladie assez commune en période électorale, rédigent, à grand renfort d’épithètes, une réplique foudroyante à ce factum qu’ils ne connaissent pas. Pour achever, viennent les deux nuits du vendredi et du samedi ; nuits tragiques, nuits redoutables, véritable veillée des armes. Les « permanences » sont pleines d’hommes couchés à terre, qui plient et disposent des « papillons » multicolores : d’autres s’assoupissent sur des chaises, un bicycliste circule aux environs : tout à coup il entre en coup de vent : les adversaires « collent ; » recouvrons, recouvrons ! Lorsque l’aube luit, c’est comme une délivrance, mêlée pourtant d’une certaine angoisse, ou comme une résignation à la fatalité désormais fixée et inflexible. Le sort en est jeté : il n’y a plus rien à faire, il n’y a plus qu’à attendre le soir.


IV

Toute la journée, au-dessus de la fente de cette caisse en bois blanc que la loi s’obstine à qualifier d’urne (et le fait est que « caisse électorale » ou « boîte électorale » manquerait un peu de noblesse), les présidens des sections de vote tiennent précieusement des bulletins, les élèvent, pour ainsi dire, aux regards, les suspendent au seuil du mystère, les balancent, enfin les laissent tomber ou les précipitent ; — on en a vu parfois qui, dans ce moment solennel, les transmuent ou les escamotent ! A chaque bulletin, ils proclament : M. Un Tel (nom et prénoms) a voté. Ces présidens sont