En résumé, les « erreurs des sens » ne prouvent en rien le mensonge des sens. Le désaccord des divers sens atteste la richesse du monde sensible, loin d’en démontrer l’irréalité. Le désaccord des sensations chez différens hommes est exceptionnel et presque toujours rectifiable. La physiologie des nerfs établit de plus en plus que le nerf est un simple conducteur, ou tout au plus un accumulateur, incapable de rien créer. Quant à la psychologie, elle réagit de plus en plus contre l’hypothèse pseudo-kantienne d’un pouvoir de création ou de transformation inhérent à la conscience.
Nous ne trouvons donc aucune raison décisive pour conclure que les données des sens sont trompeuses ou relatives. Ce que l’on démontre, ce que nous reconnaissons sans hésiter, c’est qu’elles sont incomplètes. On conçoit que nos sens pourraient avoir beaucoup plus de portée qu’ils n’en ont : il aurait pu arriver, par exemple, que nos yeux fussent des microscopes : des êtres qui nous échappent nous auraient été visibles. On conçoit encore que nos sens auraient pu être plus nombreux : des propriétés physiques que nous ignorons nous auraient été révélées. On sait enfin qu’il y a d’autres sources de connaissance : la conscience, par exemple, et la raison, et il pourrait y en avoir d’autres encore. Donc nos sens ne nous font pas tout connaître ; et il est même vraisemblable que c’est une portion infime de l’univers qui leur est accessible. Mais ce n’est pas une raison pour déclarer que cette portion, ils la dénaturent ou la créent. Le fragment est petit, mais je ne vois pas pourquoi il ne serait pas réel. La connaissance sensible est mutilée, comme dit Spinoza, mais elle est vraie.
A y regarder de près, c’est même là le rôle essentiel des sens : ce sont des instrumens de sélection : ils sont construits de telle façon qu’ils choisissent parmi les phénomènes innombrables de l’univers. Ils servent au moins autant à éliminer qu’à sentir. Au lieu de nous laisser en proie aux impressions qui viennent à nous de toutes parts, ils n’acceptent que ce qui a pour nous un intérêt vital ; ils sont fermés pour tout l’inutile, pour tout ce qui ne peut menacer ou servir notre organisme ; ils nous mettent à l’abri de ce formidable océan de phénomènes dans lequel nous sommes plongés. L’œil ne perçoit les corps qu’entre certaines limites de grandeur et de petitesse, et les vibrations lumineuses qu’entre certaines limites de vitesse. Il en est de même des autres sens. Tous