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sont spécialisés, c’est-à-dire qu’en s’affinant pour un art, une tâche, ils se sont de plus en plus émoussés pour le reste. Il est très possible que les vivans inférieurs, chez qui les divers sens ne sont pas encore distingués, perçoivent infiniment plus de choses que nous et qu’ils sentent obscurément toutes les vibrations de l’univers ; notre supériorité à nous, c’est d’être protégés contre cette invasion de l’extérieur, de n’être ouverts que sur certains points étroitement circonscrits. On a donc tort de ne voir dans les sens que des « fenêtres ; » ce sont aussi bien des écrans. Voilà le rôle des sens : d’où l’on peut, sans aucun doute, conclure que ce sont des instrumens de connaissance bien imparfaits, mais non pas trompeurs ; que leurs révélations sont singulièrement écourtées, mais non pas menteuses. Les sens découpent la réalité ; ils ne la transforment pas.

On pourrait même accorder que les données des sens, non seulement sont incomplètes, mais sont, si l’on y tient, moins importantes que les révélations de la raison ou de la conscience. Ce serait d’ailleurs une question à discuter ; mais pour le moment, nous comprenons très bien qu’on soutienne cette thèse. Ces phénomènes sensibles, étant passagers, sont peut-être, non pas moins réels, mais moins essentiels à connaître que la réalité permanente conçue par la raison : mouvement, matière, force, loi, de quelque nom qu’on l’appelle. Que l’on subordonne le passager au permanent, rien de mieux. Mais que l’on traite le permanent comme seul réel, le passager comme illusoire, voilà qui n’est pas rigoureux.


III

Ce qu’il y a de hasardeux dans l’idéalisme régnant nous apparaîtra mieux encore si nous faisons attention à quelques-unes des conséquences qui en découlent nécessairement. Non pas que nous voulions critiquer une doctrine en nous attaquant aux conséquences : car, après tout, si la doctrine était vraie, les conséquences auraient beau être inattendues ou regrettables, elles n’en seraient pas moins vraies, et il n’y aurait qu’à se résigner. Rien ne prouve que la vérité doive être d’accord avec nos vœux. Mais ce que nous voulons noter, c’est la contradiction dont se rendent coupables à peu près tous les idéalistes, en reculant devant les conséquences inévitables de la doctrine qu’ils ont affirmée. Ils