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cette table ou à cette orange ? Dans les trois cas, c’est un fantôme intérieur qui est perçu : je rêve de mon corps, comme je rêve de la table ou de l’orange. Dans les trois cas, il est également douteux que mon rêve soit véridique. Le corps que je vois, que je touche, est imaginaire : peu importe que ce soit mon corps ou un autre. La conséquence s’impose avec la plus parfaite rigueur : et chose curieuse, les « idéalistes » ont l’air de ne pas la voir ; et ils posent toujours en axiome l’existence de leur organisme ; et au moment même où ils démontrent la « subjectivité » des sensations, — ce qui est comme un comble d’aveuglement, — ils parlent des organes, des nerfs et du cerveau ! Pour établir que les sens sont trompeurs, ils invoquent l’énergie spécifique des nerfs, oubliant que les nerfs eux-mêmes sont connus uniquement par les sens ! et que leur démonstration se détruit elle-même ! Il y a dans tout cela un tel amas de conventions, de phrases toutes faites, d’idées confuses et contradictoires qu’on se demande, sérieusement cette fois, si on ne rêve pas tout éveillé.

Troisième conséquence, — celle-ci unanimement écartée : — l’existence des autres esprits est douteuse. On a beau nier, l’évidence est totale. Si les données des sens sont trompeuses, si la réalité des corps est problématique, celle des esprits ne l’est pas moins. En effet comment me sont révélés les esprits, si ce n’est par les corps : comment sais-je qu’il y a en vous une conscience comme la mienne, si ce n’est par vos paroles, par vos gestes, par vos actes ? Or si je dois douter de tout ce que m’apprennent mes sens, je dois douter de vos paroles, de vos gestes, de vos actes ; et a fortiori je dois douter de l’esprit que tous ces faits sensibles m’excitent à imaginer. Puisque la réalité de votre corps est douteuse, comment votre esprit, qui est connu seulement par l’intermédiaire de ce corps, serait-il une réalité certaine ? — Il n’y a donc aucune équivoque : celui qui croit à la « subjectivité » des sensations ne peut pas plus affirmer l’existence des autres esprits que l’existence des corps. Il ne doit être sûr que de sa propre existence consciente, de son moi. — Et c’est ce que comprenait merveilleusement Descartes, penseur plus hardi que tous nos « idéalistes » actuels, quand il recourait, pour prouver l’existence de quelque chose hors de lui, à un acte de foi en la véracité divine.

Ainsi tout psychologue qui regarde le témoignage des sens comme menteur doit, s’il reste d’accord avec lui-même : douter