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posent la majeure ; et ils croient pouvoir rejeter la conclusion.

En somme, il y a, chez eux, à côté d’une étrange audace à braver le sens commun, une pusillanimité imprévue qui les empêche de le braver jusqu’au bout. Ayons du courage pour eux, et proclamons nettement ces conséquences. Si on admet que la « perception sensible » est une illusion, une « hallucination vraie ; » si on admet que nous ne percevons rien d’ « extérieur » à nous, mais seulement des « états internes, » nos propres sensations, que nous « projetons au dehors ; » si on admet que l’étendue, la résistance, la couleur, le son, la saveur, l’odeur existent non dans les choses, mais en nous, et qu’ « il ne peut rien y avoir hors de nous qui leur ressemble ; » si on admet que tout se passe dans la veille comme dans le rêve, que, de part et d’autre, ce sont « de simples images intérieures qui s’objectivent, » — ce qui est la quintessence même de la théorie courante, — voici les conséquences auxquelles on n’a pas le droit de se soustraire sous prétexte qu’elles nous gênent, vu qu’elles découlent avec évidence de cette théorie même.

La première conséquence — celle-ci assez souvent acceptée, — c’est un doute sur la « réalité de la matière. » Puisque je ne sors pas de moi-même, puisque ce sont toujours mes propres états que je perçois, je ne peux plus savoir s’il y a réellement des corps distincts de moi et indépendans de moi. Qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas, c’est tout un pour moi, puisque je ne vois jamais que des images. Il est toujours possible que je rêve, c’est-à-dire que je croie à la réalité d’objets purement chimériques. L’argument classique : « Il faut une cause à mes sensations, donc il y a une matière distincte de moi, » est lui-même très peu rigoureux : car il reste possible que la cause de mes sensations soit en moi, soit quelque puissance de mon esprit, inconsciemment créatrice. Donc, première conséquence inévitable : la réalité des corps, de tout ce qui est connu par les sens, est douteuse.

Deuxième conséquence, déjà moins avouée : la réalité de mon propre corps est elle-même très problématique. Remarquons en effet que je connais mon propre corps exactement comme les autres corps : par les sens. C’est la vue, c’est surtout le toucher, c’est davantage encore le « sens musculaire » qui me révèlent mon corps. Et les « idéalistes » le proclament d’ailleurs très loyalement : mon corps ne m’est connu que par les sensations qui me viennent de lui. Mais alors pourquoi croire plus fermement à mon corps qu’à