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Il ne semble pas qu’on en ait voulu à Voltaire de cet échec. C’est le temps de sa plus grande faveur à la cour. Il est nommé historiographe et gentilhomme ordinaire de la chambre. A vrai dire, il devait ces charges à la protection de Mme de Pompadour. Il l’a reconnu plus tard, avec franchise et désinvolture, en des termes où il est difficile de voir un témoignage de gratitude. « Il fallait une maîtresse. Le choix tomba sur la demoiselle Poisson… Je la connaissais assez : je fus même le confident de son amour… Cela me valut des récompenses qu’on n’avait jamais données ni à mes ouvrages, ni à mes services. Je fus jugé digne d’être l’un des quarante membres inutiles de l’Académie. Je fus nommé historiographe de France ; et le roi me fit présent d’une charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Je conclus que, pour faire la plus petite fortune, il valait mieux dire quatre mots à la maîtresse d’un roi que d’écrire cent volumes[1].  » La remarque était judicieuse et Voltaire y conforma rigoureusement sa conduite. Quoi qu’il en ait dit, il est donc mal venu à prétendre que s’il se rendit auprès de Frédéric, ce fut pour fuir la persécution. Le fait est qu’il mettait à exécution un projet depuis longtemps caressé, qui flattait sa vanité et dont il devinait, par un instinct plus clairvoyant que les répugnances de ses amis, l’énorme avantage au point de vue du prestige de sa renommée. Le départ de Voltaire était universellement désapprouvé. Ses amis le blâmaient de s’aller mettre à couvert au moment où commençait la grande lutte de l’Encyclopédie. Le sentiment public était choqué. On vendait le portrait du philosophe bizarrement accoutré d’un costume du Nord, et les marchands criaient dans la rue : « Voilà Voltaire le Prussien ! Le voyez-vous avec son bonnet de peau d’ours pour n’avoir pas froid ? A six sous le portrait du Prussien ! » Aussi est-il peu surprenant que lorsqu’il vint à la cour demander son congé, il y ait été accueilli avec une froideur marquée. Le roi, lui laissant à peine achever sa demande, lui répondit sèchement qu’il pourrait aller où il voudrait, et lui tourna le dos. Seule Mme de Pompadour s’efforça d’atténuer la rudesse de ce congé et chargea Voltaire de ses complimens pour le roi de Prusse, si toutefois elle osait prendre cette liberté. Au ministère des affaires étrangères où était alors le comte de Puisieulx, Voltaire trouva aussi grise mine, et comme il demandait si on n’aurait pas quelque commission pour Berlin, la réponse fut : « Absolument aucune.  » Voltaire en arrivant à Potsdam n’était donc chargé que des seuls complimens de Mme de Pompadour. A peine eut-il prononcé le nom de la marquise : « Mais je

  1. Voltaire, Mémoires.