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fournis, on acceptait, en un mot, « tout ce qui représentait la plus minime force musculaire[1]. »

Le résultat du nouveau régime industriel qui s’établissait alors en Angleterre et dont, heureusement, nous n’avons pas vu en France de semblables applications, menaçait la nation de dégénérescence : « La femme, mère à quinze ans parfois, et travaillant jusqu’au jour de l’accouchement ; l’adulte inapte au service militaire ; l’homme grandissant comme une brute dans l’ignorance, l’ivrognerie, la débauche, l’immoralité, au milieu des fièvres contagieuses et d’épidémies foudroyantes. » C’étaient aussi les révoltes d’un prolétariat sans espoir : « les luttes sanglantes, les réunions secrètes où la nuit on décrète le pillage ; l’industrie vivant sous l’empire du terrorisme, l’antagonisme des classes arrivé au paroxysme de la violence. » Lord Brougham résumait bien l’économie politique de cette époque et de ce pays quand il proférait cette incroyable sentence : «Toute tentative humanitaire pour élever le prolétariat est une atteinte à la loi naturelle d’assainissement qui, par l’augmentation de la mortalité, conduit à l’élévation des salaires. »

Aujourd’hui, par la vertu de la liberté et de l’esprit de solidarité, comme aussi par la sage intervention de l’État, nous assistons à la plus merveilleuse transformation. M. Giffen nous montre la région même du Lancasliire, ancien réceptacle des misères et des haines, devenue l’abri de la paix sociale et le foyer de la prospérité anglaise. Le corps fortifié par une nourriture substantielle, l’esprit cultivé par la fréquentation des cours, des musées, des bibliothèques, le cœur formé par la vie de famille, l’ouvrier d’il y a soixante ans est devenu physiquement et intellectuellement, disait déjà Robert Kettle en 1870, « un type hautement progressif de l’humanité. » L’ouvrier anglais actuel est celui qui, en Europe, touche les plus forts salaires; il a les journées de travail les plus courtes, neuf heures et souvent huit heures; mieux logé, mieux nourri, mieux vêtu, il peut, en dépensant la même somme que jadis, acquérir plus de choses : la mortalité a diminué, l’âge moyen s’est élevé, la criminalité est moindre relativement, la vie s’est régularisée[2]. Et ce n’est pas au socialisme, au collectivisme qu’il doit ses progrès : c’est à la liberté même et à l’association, ainsi qu’au sentiment du devoir social.

  1. Giffen, The Progress of the Workinq classes ; Londres, 1881.
  2. Giffen, ibid. — Prins, l’Organisation de la liberté, p. 23.