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villes s’inquiétaient pour leurs privilèges. Beaucoup de gens commençaient à regretter le Roi Catholique ; quelques-uns, plus hardis, s’affligeaient ouvertement de son départ, déclarant qu’il aurait dû rester pour défendre le pays et sa fille contre un gouvernement qui les opprimait ; le nombre des mécontens s’augmentait tous les jours : on disait que si Ferdinand « se présentait sur une mule à la frontière, la Castille entière se lèverait pour aller à sa rencontre. » C’était sans doute exagérer les forces de l’opposition, mais elle se manifestait avec une vivacité inquiétante pour l’avenir du régime si maladroitement inauguré.

Philippe paraissait dédaigner ces rumeurs : il avait transporté sa résidence de Valladolid à Burgos où les services administratifs étaient mieux concentrés, continuait à livrer le gouvernement aux étrangers et tenait toujours rigoureusement sa femme au secret. Celle-ci, au milieu de ses égaremens et sans cesser d’aimer son époux, avait conscience de la misérable condition où elle était réduite. Elle pressentait même peut-être des mesures plus graves encore, car, en allant à Burgos, elle s’était refusée, avec des démonstrations violentes, à s’arrêter dans toutes les villes où il y avait des forteresses. Elle ne fut pas d’ailleurs plus libre dans le palais de cette capitale : l’accès de son appartement fut même interdit à sa parente Doña Juana d’Aragon, femme du connétable, lequel ressentit vivement cet outrage. Les personnages directement compromis dans la cause de l’archiduc lui demeuraient fidèles : les marquis de Villena et de Benavente, le duc de Najera haïssaient trop Ferdinand pour risquer jamais de le ramener en abandonnant Philippe ; mais les autres étaient flottans. Quant au duc d’Albe, il se montrait ouvertement hostile et à tel point que les ministres parlaient de lui faire son procès. On se défiait aussi, non sans raison, de l’amirante, et l’on osa même lui enjoindre de remettre, comme gage, un de ses châteaux forts : le fier seigneur répondit qu’il n’en livrerait aucun au roi et n’obéirait qu’à la reine si elle-même lui en donnait l’ordre. Ce mot était une véritable rébellion contre le pouvoir de l’archiduc, qui cependant ne se sentit pas de force à insister. Un tel exemple pouvait être contagieux : il révélait parmi les chefs de l’aristocratie des dispositions indépendantes en même temps que dans le pays se développait une fermentation dangereuse. On devait craindre, à bref délai, des résistances féodales, des complots, des soulèvemens peut-être. Ainsi la paix publique rétablie avec tant de peine par