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Ferdinand et Isabelle était remise en cause, et avec elle la destinée même de la monarchie.

Ce fut au milieu de cette situation obscure et troublée, qu’apparut comme un coup de foudre la solution politique cherchée vainement depuis plusieurs années par la diplomatie du roi d’Aragon, et que l’archiduc se flattait d’avoir obtenue par la violence et de maintenir par le despotisme. L’Espagne se trouva en présence d’un de ces événemens supérieurs aux prévisions humaines et qui démontrent de temps à autre à l’univers la vanité des combinaisons les mieux concertées et le néant des plus hautes fortunes. La terrible intervention de la mort trancha la question. Philippe le Beau, atteint le 17 septembre 1506 d’une fièvre pernicieuse que son tempérament usé par la débauche était hors d’état de dominer, fut en peu de jours réduit à l’extrémité et succomba le 24 : il n’avait que vingt-huit ans. Ce dénoûment ruinait son parti en Castille : son fils Charles était en bas âge, le roi d’Aragon apparaissait comme le seul recours des peuples et le sauveur de l’Etat ébranlé.

Jeanne était frappée au cœur. Ni l’inconduite de son mari, ni les mauvais traitemens n’avaient diminué son ardent amour. Elle avait soigné Philippe pendant sa maladie avec un calme et une énergie qui étonnèrent son entourage. Par une extraordinaire réaction nerveuse, sa lucidité fut parfaite pendant les jours douloureux ; son état de grossesse avancée, le désordre habituel de son esprit, faisaient redouter des crises funestes : il n’en fut rien, elle ne quitta point le chevet du prince, lui donnant ses potions dont parfois elle buvait la moitié pour l’encourager à les prendre, l’entretenant sans cesse, et lorsque tout fut fini, elle fut assez maîtresse d’elle-même pour ne pas verser une larme. On dut, il est vrai, l’arracher du lit de mort qu’elle ne voulait pas quitter, mais son désespoir ne se manifesta point par les scènes affreuses que l’on attendait. C’était à l’intérieur que sa douleur comprimée et presque muette exerçait de sensibles ravages. Sa raison fut dès ce moment tout à fait perdue. Son deuil prit soudain une forme à la fois bizarre et lugubre et devint une passion désordonnée pour la dépouille mortelle de l’époux qu’elle avait adoré. Ce fut alors que se produisit en elle l’idée fixe de vivre en compagnie de son cercueil.

Les obsèques avaient été célébrées avec le magnifique cérémonial usité pour les souverains : le corps, qui devait être