Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/600

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Torquemada ; en ces circonstances on pouvait tout craindre, mais grâce à sa constitution robuste sous de frêles apparences, elle supporta vaillamment l’épreuve et mit au monde une fille, la princesse Catherine. Elle dut toutefois renoncer à atteindre Grenade : après un séjour de deux mois à Torquemada, elle reprit, il est vrai, sa route, mais les événemens que nous raconterons plus loin l’empêchèrent d’aller au-delà de Hornillos et la retinrent longtemps en cette ville ; elle garda auprès d’elle le corps de son époux, ne s’occupant en quoi que ce fût des affaires du royaume, ne prenant intérêt qu’à ses fréquentes visites à la dépouille mortelle de Philippe et aux discours des visionnaires qui lui annonçaient la prochaine résurrection du Prince qu’avec une fidélité touchante et insensée, elle s’obstinait à disputer au tombeau. Nul document du temps n’indique l’époque où elle cessa de faire remettre au jour le cadavre de l’archiduc ; mais il est vraisemblable que ces épisodes macabres se prolongèrent assez longtemps puisqu’ils sont devenus dans l’imagination populaire une légende à jamais unie au souvenir des sombres années qui suivirent. On doit croire toutefois que peu à peu, lorsque son esprit devint de plus en plus errant et enténébré, lorsque sa douleur se fut sinon consolée du moins atténuée par l’accoutumance, elle ne songea plus à renouveler des scènes qu’elle finit peut-être par oublier. Quoi qu’il en soit, les chroniqueurs contemporains n’en reparlent plus, et ils ne mentionnent même de sa part aucune résistance lorsqu’ils racontent la translation définitive des restes de Philippe le Beau dans la cathédrale de Grenade. Cette cérémonie en vérité n’eut lieu que sous le règne de Charles-Quint. Jusque-là le cercueil était demeuré dans la résidence de la reine ; par une singulière disposition du sort, l’archiduc ne trouva enfin le repos que dans le caveau où, dans l’intervalle, avait été enseveli le souverain dont il avait été l’ennemi. Ferdinand le Catholique, après lui avoir longtemps survécu, l’accueillait sous les dalles funèbres, et ces deux rivaux se trouvèrent ainsi côte à côte dans la même demeure : la mort seule avait pu les réunir.


CTE CHARLES DE MOÜY.