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vent, une autre France entre en ligne. Ces gens sont vifs, prestes, propres, « rondouillards » et rient tout le temps, ou se fâchent pour un rien. Ils roulent des yeux furieux dans les circonstances les plus bénignes de la vie, et, au contraire, les aventures les plus extravagantes ne les troublent pas. Ce sont des « gabeurs » et des « gobeurs, » grands batteurs de records et figurans de manifestations, gobe-mouches et avale-charrettes, doués de doubles muscles et d’une fameuse descente de gosier. Oh ! les gentils petits bedaults ! dirait Panurge. Ils trouvent la vie bonne, prodigieuse, amusante et multiforme. Ils chantent au dessert. Ils pleurent devant un « enfant martyr » qui meurt ou un oncle à héritage qui revient à la vie. Ils ne savent rien cacher de leurs impressions. S’ils lisent une « histoire à faire dresser les cheveux sur la tête, » les leurs se dressent si bien, que trois frisures, chez le coiffeur, sont impuissantes à les reboucler. Autant les cliens de M. Forain sont secrets, autant ceux-ci sont démonstratifs. On les croirait tous félibres. Ils ont régalé les marins russes et ils rendent les portefeuilles trouvés dans les fiacres. C’est d’eux que se compose la foule qui s’accumule sur un pont pour voir passer un chien mort ou qui embarrasse la marche d’un régiment, oubliant dans la poche le télégramme qui vieillit ou sur la tête le pâté chaud qui devient froid.

Si les bonshommes de M. Forain ont rencontré, dans la vie, ceux de M. Caran d’Ache, ils les ont sûrement dupés. Mais les dupeurs sont demeurés tristes et les dupés joyeux. Leur physionomie ouverte, éveillée, falote, fait plaisir à voir. On se dit qu’il n’y a pas en France des gens habiles seulement, mais qu’il reste encore des naïfs, dont le cœur nous sauvera de l’esprit des autres…

Et dont la gaieté nous consolera.

Car M. Forain est né pour nous attrister. Il a l’œil du basilic ou la jettatura. Tout ce qu’il regarde, il le flétrit. Nous avions une vision de M. Puvis de Chavannes, merveilleuse et bénie, qu’il avait appelée : Doux pays. C’était le bord d’une côte. Il y avait des troncs frêles et des ombrages lourds. Des femmes s’étendaient, après la cueillette, et regardaient des hommes revenir de la poche et, au loin, des voiles qui passaient. Les mains de femmes avaient tiré les fruits qui se balancent dans l’air bleu, et les mains des hommes les poissons qui errent dans l’eau bleue. Deux enfans s’étreignaient, jouant à la lutte. Les paniers étaient gonflés de