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Le pinceau rempli d’encre est un nuage noir chargé de pluie,
La main agile semble poursuivre les traits qu’elle vient de former…


En vingt secondes, l’artiste a réalisé une figure à laquelle il songe depuis vingt années.

Cette figure est, paraît-il, la figure type de notre génération. Il est impossible d’en imaginer une pire. Tout s’y affaisse, les épaules qui se voûtent, les bras qui ballent, les genoux qui cèdent, les babines qui pendent, les paletots qui font des grimaces d’avoir à loger des corps tors et les mains gourdes qui ne savent rien manier. Ce que disent ces gens aggrave encore ce qu’ils font. Ils ne sont ni enthousiastes, ni joyeux, ni haineux, ni terribles, ni même ahuris. Ils sont neutres et veules. Ils appartiennent à ce grand parti des Indifférens qui, dans le désarroi où se trouvent tous les autres, fait chaque jour des recrues et menace de devenir le vrai parti national. Ils constatent le crime sans s’indigner ; ils épuisent le plaisir sans en jouir ; ils décèlent leur cynisme sans l’afficher. Viennent les « Temps difficiles, » ils ne s’émeuvent pas, ayant cette opinion de la vie qu’elle n’est même pas chose mauvaise, mais chose indifférente. S’ils sont arrêtés par les agens, ils leur « refilent un bon tuyau. » S’ils sont mis au « bloc, » ils conseillent le garde de service sur le cheval qu’il faut prendre « placé. » Si les juges sont accommodans, quand ces gens rentrent à leur tripot, en signe de réjouissance, ils autorisent pendant un quart d’heure « la poussette. » Ils se valent tous. « Les petits mordent. » Leur face a des sourires bas. Les grands ont traîné dans les cabarets de nuit et dormi aux tables de baccarat, ou de rédaction, parmi « le bouillon ; » leurs cheveux n’ont pu résister à la haute température, sous les lustres. Ils croient que Fragonard est de leur cercle, mais on ne leur apprend pas quand le « biscuit » est prêt et qu’on peut venir « tailler. » Ils ont des Watteau, mais pour eux c’est « de l’archent qui dort. » Ils ont voyagé. Ils connaissent quelque chose de Bayreuth et n’ignorent pas tout de Mazas. Ils sont lourds, avachis, toujours dans « l’année où l’on n’est pas en train. » Aucun coup de fouet de la critique ne les a réveillés. Ils ne s’inquiètent ni de la dépopulation, ni du péril anglo-saxon, ni du prolétariat, ni de rien. Ils n’iront pas aux colonies : le bénéfice n’est point assez sûr. Chez eux, l’esprit n’est jamais la dupe du cœur. Ils n’ont pas de cœur, — et c’est M. Forain qui a de l’esprit.

Mais voici les cliens de M. Caran d’Ache et, trompettes au