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préparation des repas de tous les voyageurs futurs qui, comme nous, n’étaient pour rien dans ce mauvais procédé et n’auraient pas manqué de lui faire courtoisement place sur leur tapis de feutre. Mes hommes, connaissant d’avance ce fait, avaient pris leurs précautions pour ne pas trop jeûner. Quant à moi, qui n’étais pas dans le même cas, j’eus pour premier mouvement, fondé sur mon respect habituel de toutes les superstitions, de leur dire simplement que, si telle était réellement la propriété de ce coin inhospitalier, il aurait fallu en choisir un autre pour camper. Puis, le vieux fond occidental, qui fait encore de moi un mauvais musulman et qui me donne le tort de chercher toujours la raison des choses, reprenant le dessus, j’examinai quelle pouvait bien être la cause du phénomène.

Il ne me fallut pas longtemps pour trouver que l’altitude pouvait, là où nous étions, abaisser le point d’ébullition de l’eau à un degré tel que la cuisson des légumes et du riz n’y fût plus possible. On sait en effet qu’à mesure que l’on s’élève dans l’atmosphère et que la pression de l’air diminue, l’ébullition de l’eau, qui a lieu à 100 degrés au niveau de la mer, se produit à une température de moins en moins élevée : cette température peut devenir assez basse pour que l’eau bouillante n’ait plus la chaleur nécessaire à faire cuire les matières végétales qu’on y plonge. C’est même cette variation graduelle du point d’ébullition de l’eau qui constitue le principe de l’hypsothermomètre, petit appareil portatif et commode avec lequel on mesure les altitudes des montagnes. L’abaissement de la température d’ébullition de l’eau jusqu’au-dessous du point correspondant à la cuisson des alimens ne se produit que très rarement en Europe, où bien peu de montagnes ont une altitude suffisante. Mais il est fréquent en Asie, où, comme je l’ai su à mon retour, M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans ont eu pendant longtemps, vers la même époque que moi, à en supporter les gênantes conséquences.

Aussitôt la cause trouvée, je me hâtai d’y chercher remède, ce qui ne fut pas long. Puis je déclarai simplement que nous dînerions quand même et que ce jour-là le riz cuirait. Et je donnai l’ordre de préparer le pillao, comme d’habitude. Une fois le riz placé dans la marmite et arrosé d’eau avec le dos d’une écumoire, secundum artem, je recouvris la marmite avec le grand plat de cuivre étamé et curieusement ciselé qui constituait notre unique pièce de vaisselle. Je calfeutrai le joint de ces deux pièces