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à l’aide d’une étoffe empruntée à un turban, qui, je le crains, n’était pas de première blancheur, étant depuis quelques semaines sur la tête d’un de nos hommes, puis je chargeai le plat avec des pierres. Je constituai ainsi, dans une forme barbare, sous les yeux des indigènes incrédules et attentifs, l’appareil fort simple et déjà ancien, connu, dans les cours de physique, sous le nom de marmite de Papin et dont l’effet est, comme on le sait, de surélever artificiellement le point d’ébullition de l’eau en maintenant sous pression la vapeur qui s’en échappe. Ainsi, grâce à Denis Papin et à la judicieuse application de son principe, dont j’avais conservé un vague souvenir, j’eus la satisfaction d’avoir dans l’Alaï un dîner dont la privation m’eût vivement contrarié. Ceci démontre une fois de plus que la science que l’on acquiert au collège n’est pas toujours sans utilité.

J’obtins en outre un autre résultat bien inattendu et plus glorieux, quoique moins utile. Les Kirghiz, voyant que mon savoir-faire avait contre-balancé la puissance de leur saint, en conclurent non pas que celui-ci manquait d’autorité, comme n’auraient pas manqué de le faire des Occidentaux, mais uniquement, — et c’est là que j’admire la bienveillance et la simplicité de leur cœur, — que j’étais, moi, un saint de grade supérieur. C’est depuis ce temps que j’ai conquis dans leur paradis alaïque, — l’ancien Paradis terrestre, s’il vous plaît, — une place privilégiée que la rigueur du climat et l’âpreté du paysage m’empêcheront, selon toute vraisemblance, d’aller jamais occuper, sauf d’une manière purement honoraire. N’importe, il est toujours flatteur d’être canonisé de son vivant.

31 octobre. — Le matin de ce jour, il s’agit de se mettre en route de bonne heure : cette étape doit être la plus pénible, car il faut passer le point culminant de la crête et les heures de marche sont courtes. On ne peut cependant partir avant le lever du soleil : les exercices gymnastiques qu’il faudra faire ce jour-là ne peuvent être exécutés à tâtons. À cinq heures et demie nous sommes sur pied, attendant l’aube. Mais il fait nuit noire et nous n’y gagnons rien. À six heures et demie, un instant avant le lever du soleil, une bande de Megaloperdix himalayensis passe bruyamment au-dessus de nos têtes et s’abat à quelques pas de nous. Nous sommes en effet à la limite extrême de la végétation et autour de nous croissent des pins de montagne buissonnans et des genévriers à gros fruits, dont ces oiseaux mangent les graines.