Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/730

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supprimé, la société se refera d’elle-même ; que les choses iront toutes seules ; que les machines des ateliers marcheront spontanément ; que les magasins et les marchés se rempliront d’eux-mêmes ; que les hommes s’élèveront, s’instruiront, s’administreront sans lois et sans autorité ? Mais c’est de la fantasmagorie ! Vous vous figurez que les hommes seront assez intelligens et assez bons pour travailler d’accord sans direction, pour se distribuer les professions, se répartir l’ouvrage, se partager les produits sans injustices, sans querelles, sans guerre civile ! Ce sera, déjà, bien assez compliqué de faire faire tout cela par l’autorité sociale, dans la République collectiviste. Il y faudra une organisation savante, et pour l’établir, les plus fortes têtes ne seront pas de trop.

L’ANARCHISTE. — Pour cela, je vous crois ; ce sera si compliqué que je vous défie d’y réussir. Voyez-vous l’autorité sociale, comme vous dites, entretenant, quotidiennement, tout un peuple, distribuant, chaque matin, à chacun sa tâche, nourrissant, habillant, logeant, chauffant, éclairant quarante millions d’individus ? Quelle cervelle humaine ou quelle machine gouvernementale suffirait à semblable besogne ? S’il faut en passer par-là, gare la faim et gare la soif ! Où trouver une administration assez habile, assez honnête, assez impartiale pour effectuer une tâche pareille, à la satisfaction de tous, sans conflit, sans trouble ni révolte ? Jamais théâtre n’a représenté féerie plus invraisemblable. C’est un conte d’enfans comme les fables où coulent des fleuves de vin et des rivières de limonade. En vérité, n’est-ce pas un miracle de ce genre que vous promettez au peuple, quand vous vous engagez à faire couler partout l’abondance, d’un coup de votre baguette socialiste ? Mais pour faire marcher votre machine collectiviste, seulement un an, un mois, une semaine, sans laisser périr de faim la moitié des Français, il vous faudrait instituer un pouvoir, plus vexatoire et plus tyrannique que tous les despotismes de l’Orient.

LE COLLECTIVISTE. — A l’organisation vous préférez le chaos. Mais pourquoi voulez-vous qu’une société organisée rationnellement, suivant toutes les données de la science, ait plus de peine à garantir la vie et le bonheur qu’une société chaotique où, comme aujourd’hui, tout est abandonné au hasard et à la violence ?

L’ANARCHISTE. — Pourquoi ? parce que j’ai moins de confiance dans l’Etat et dans les administrations publiques que dans la liberté et dans l’action individuelle.

LE COLLECTIVISTE. — Vous ramenez tout à l’individu, et en