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ramenant tout à l’individu, vous nous feriez revenir, tout droit, ù, l’état sauvage.

L’ANARCHISTE. — Vous ramenez tout à la collectivité et, par-là, vous êtes condamné à rêver d’une société artificielle et d’une cité chimérique. Vous vous croyez des hommes positifs, des esprits pratiques ; et vous ne voyez pas que, sous votre apparent réalisme, vous n’êtes que des rêveurs, en proie à une sorte de mysticisme social. Car, en somme, qu’est-ce que cette collectivité à laquelle vous voulez tout asservir ? C’est une abstraction, ce n’est pas un être réel. La collectivité, où avez-vous vu ça ? Est-ce la collectivité qui mange, qui boit, qui digère ? Est-ce elle qui peine au travail, elle qui se repose, elle qui dort ? Est-ce elle qui est jeune et qui est vieille, qui grandit, qui fait l’amour, qui a des enfans ? A vous entendre parler de la collectivité, de l’humanité, on croirait, parfois, qu’il s’agit d’un être réel, pourvu d’une vie distincte, d’une sorte de géant aux cent têtes et aux mille bras, dont les individus ne seraient que les parties ou les membres. Un tel fantôme n’a d’existence que dans votre imagination. Ce n’est pas la collectivité dont le bonheur importe au monde ; ce n’est pas elle qui est heureuse ou malheureuse, mais bien l’individu, l’être en chair et en os qui vit, qui pense, qui sent, qui souffre. C’est pour lui qu’il faut faire la révolution, c’est lui que nous voulons émanciper de toute servitude, tandis que vous ne craignez pas de le mettre sous le joug.

LE COLLECTIVISTE. — Vous êtes des égoïstes qui sacrifiez la collectivité à l’individu.

L’ANARCHISTE. — Vous êtes des idéologues qui immolez l’homme réel à un fantôme.

LE COLLECTIVISTE. — Votre individualisme est destructif de toute société. L’homme ne peut vivre seul, c’est un être social. Chacun a besoin de tous. L’individualisme est immoral autant qu’antisocial. Nierez-vous que la partie est inférieure au tout ? Il n’y a pas de droit des membres contre le corps.

L’ANARCHISTE. — Je tiens pour l’individu, pour l’homme réel et vivant.

LE COLLECTIVISTE. — Je tiens pour la collectivité, qui embrasse dans son sein tous les individus. Mais faut-il, vraiment, opter entre les deux ? Nullement. C’est pour assurer le bonheur de chacun, dans celui de tous, que nous subordonnons l’individu à la collectivité. S’il nous faut restreindre les droits individuels,