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vouloir l’avouer, vous prétendez, vous aussi, changer l’homme et, en quelque sorte, retourner la nature humaine. Toute votre doctrine se heurte aux tendances profondes et aux habitudes héréditaires de l’humanité. Pour établir ou pour maintenir votre société collectiviste, vous êtes obligés de faire violence aux penchans innés ou invétérés de l’esprit humain. Il vous faut modifier, de fond en comble, tous les sentimens et tous les mobiles d’action de l’homme vivant. Le citoyen de votre république sociale n’est qu’un être chimérique. Jusqu’ici, force vous est de le reconnaître, l’homme civilisé, comme l’homme sauvage, n’a vécu que pour lui-même, ne songeant qu’à soi ou aux siens. Certes, vous avez grandement raison, l’homme n’est pas, comme l’abeille ou la fourmi, un animal communiste ou collectiviste, vivant, uniquement, pour sa fourmilière ou pour sa ruche. Le bipède humain est, sinon un solitaire, du moins un individualiste ; ou, si vous aimez mieux, c’est un animal familial, uniquement épris, en dehors de soi-même, de sa femelle et de ses petits. Quand il venait à sortir de son égoïsme personnel, ou de son égoïsme de famille, c’était qu’il se trouvait transporté, un instant, au-dessus de lui-même, par deux vieilles choses que nous sommes en train de supprimer, par la foi religieuse, ou par l’amour de la patrie. Voilà ce qu’a été l’homme, dans tous les temps, dans tous les pays. Et quand vous venez nous promettre, avec votre collectivisme, de substituer, partout, le sentiment de la solidarité aux penchans égoïstes et les mobiles sociaux aux mobiles personnels, vous ne vous apercevez pas que vous ne rêvez rien moins que de transformer l’homme, d’opérer, en lui, une métamorphose morale, comparable à celle de la chenille en papillon. Le collectivisme ! mais toute la nature humaine y répugne, ses bons comme ses mauvais instincts : et le goût de la liberté, et l’amour de l’indépendance, et la fierté du caractère qui est la première qualité de tout homme digne de ce nom. L’homme a une personnalité qu’il n’a pas le droit d’abdiquer ; l’homme n’est pas fait, comme les ruminans, pour la vie en troupeau ; il ne peut laisser absorber son individualité dans la collectivité ; il tient, avant tout, à l’autonomie de sa personne ; et si, avec tous ses vices et toutes ses petitesses, l’homme vaut quelque chose, c’est par-là. Retranchez-lui cela, et vous faites, de lui, le plus grossier et le plus malheureux des habitans de la planète. Mais, grâce à Dieu, ou grâce au diable, vous n’y réussirez point. Vous n’avez ni le droit ni le moyen de