Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/734

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déformer ainsi la nature humaine ; elle ne vous laissera pas mutiler sa personnalité. Tout ce qu’il y a de bon et tout ce qu’il y a de mauvais dans l’homme se révolterait, également, contre le joug que vous prétendez lui imposer. En vain seriez-vous, un instant, les maîtres ; l’humanité, qui a su briser tant de despotismes, ne sera jamais assez vile, ou assez niaise, pour se laisser domestiquer par les pontifes du collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Vous vous emportez à tort ; nous ne sommes ni aussi noirs, ni aussi naïfs que vous le supposez. Nous n’ignorons ni les défauts de l’homme, ni les vices de la nature humaine. Il se peut que, pour transformer la société, il faille transformer l’homme ; mais pourquoi en désespérer ? L’homme n’est-il pas perfectible ? n’est-ce pas, par-là, précisément, qu’il se distingue de la plupart des animaux ? Si l’homme ne peut être perfectionné, si la société contemporaine est le produit de la nature humaine, nous sommes des fous, l’un et l’autre, de nous insurger contre la société. Mais de quel droit regarder l’homme d’aujourd’hui, l’homme dominé par l’intérêt personnel, comme l’homme normal ? Ce bipède égoïste, que vous nous dépeignez, est le produit de la société et de la civilisation individualistes. Pour le transformer, il n’y a qu’à modifier le monde où il vit, à purifier l’atmosphère sociale qu’il respire. En refaisant la société, nous referons l’homme.

L’ANARCHISTE. — J’en doute ; je croirais, ma foi, plutôt au procédé inverse ; c’est en réformant l’homme qu’on pourrait refaire la société. N’est-ce pas avec les pierres qu’on construit l’édifice ? La solidité, la durée, souvent même la forme du monument dépendent du choix et de la qualité des matériaux.

LE COLLECTIVISTE. — C’est aux maçons ou aux architectes de savoir tailler les pierres et mettre en place les moellons.

L’ANARCHISTE. — Vous oubliez, toujours, que l’homme n’est pas une matière brute, une pierre inerte qu’on peut tailler avec la scie ou le marteau. L’homme est pensée et volonté ; il ne peut être travaillé et sculpté du dehors, à coups de ciseau ; toute transformation doit commencer, en lui, par le dedans, par sa conscience, par sa volonté.

LE COLLECTIVISTE. — Vous oubliez, à votre tour, que l’homme est un être social, et un être plastique, qui subit toutes les influences du milieu et de l’atmosphère ambiante, si bien qu’on a pu dire que chaque homme est le produit de son pays et de son époque. Il n’y a peut-être rien, en lui, qui ne vienne du dehors. L’hérédité