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et l’aggravant encore, Jeanne troublait le Conseil par des caprices inattendus, selon les suggestions confuses de son esprit déséquilibré ou les intrigues de son entourage. Elle entremêlait ses manifestations funèbres de velléités politiques incohérentes : un jour, elle prétendait remplacer par des Flamands tous ses anciens serviteurs ; le lendemain, au contraire, elle voulait révoquer d’un bloc tous les actes de son mari. Par instans, elle déclarait attendre tout du prochain retour de son père : quelquefois aussi elle recevait en secret le marquis de Villena et M. de Vere, partisans avoués de la régence de Maximilien. Ximénès, à bout de patience, ne pouvant expédier aucune affaire, harcelé par les féodaux, menacé par la Reine qui parut même un moment décidée à le destituer, hors d’état d’agir et responsable de tout, s’effrayait de cette anarchie et voyait arriver l’heure où le royaume tomberait en ruines.

Il était trop grand homme d’Etat pour n’avoir pas compris sur-le-champ la nécessité de mettre un terme à un tel régime et le parti qu’il y avait à prendre pour sauver l’Etat : toutefois il était aussi trop ambitieux pour se déclarer avant de connaître les intentions précises de Ferdinand à son égard. Il négociait donc avec lui, mais traînait en longueur jusqu’à ce qu’on fût d’accord. De son côté, le roi d’Aragon temporisait, comme nous l’avons dit plus haut, pour bien démontrer que la monarchie périssait sans son secours : il écrivait à ses amis qu’il ne reprendrait le pouvoir que par pur dévouement à la chose publique. Il n’en poursuivait pas moins en secret des pourparlers avec Ximénès et avec les principaux seigneurs, prodiguant les promesses, transigeant avec les plus revêches. Plusieurs mois se passèrent ainsi ; mais enfin l’habile souverain reconnut, d’après les rapports qu’il recevait d’Espagne, que le péril devenait imminent, que les choses étaient mûres, et qu’il fallait précipiter le dénoûment.

Il hâta donc la conclusion de ses affaires à Naples, et en même temps proposa nettement à Ximénès le poste de premier ministre, lui donna pour gage le titre d’Inquisiteur général de Castille, et lui fit obtenir du Pape le chapeau de cardinal. D’autre part, les Grands furent séduits par des libéralités opportunes, et se soumirent d’autant plus volontiers qu’au point où en étaient venues la détresse du pays et par suite les chances de Ferdinand, ils ne pouvaient se refuser à cette solution sans perdre l’Etat et se perdre eux-mêmes. Les plus récalcitrans furent entraînés par le mouvement