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cette intelligence égarée et cette âme sombre. Il trouva pour la calmer ces paroles habiles et douces qu’il eût été si opportun de lui faire entendre autrefois. Bien que venant si tard, ses discours soulagèrent un peu l’infortunée. Il obtint sa confiance, la ramena par son éloquence affectueuse aux pratiques religieuses qu’elle avait tour à tour négligées et reprises, et enfin presque oubliées. Il lui donna l’absolution, et la laissa, en parlant, sensiblement apaisée. Mais sa présence assidue eût été nécessaire. Jeanne, privée de ce secours, retomba dans la même indifférence et son agitation cérébrale redevint aussi violente qu’autrefois. Le prince pria donc le saint religieux de retourner à Tordesillas.

Il trouva la reine dans ses plus mauvais jours, tourmentée par des hallucinations sinistres. Elle lui raconta, avec l’obstination désolée et la fiévreuse ardeur des fous, les rêves dont elle était hantée : elle croyait voir les personnes de son service la persécuter, soit à la messe, soit pendant ses oraisons, de toutes sortes de moqueries et de farces sacrilèges : elle indiquait les détails avec cette précision bizarre qui déconcerte au premier abord ceux qui visitent les aliénés : « On lui arrachait des mains, disait-elle, ses livres de piété, les saintes images, les reliques et le crucifix : ses femmes se plaçaient entre elle et le prêtre, renversaient le missel, prétendaient lui imposer ses prières, jetaient des ordures dans l’eau bénite, lui cachaient le Saint-Sacrement. » Et quand François Borgia exprimait, à bon droit, quelques doutes sur la réalité de ces visions du sabbat, en les attribuant à des cauchemars, elle ne se laissait pas écarter de son idée fixe, ajoutant que ses duègnes étaient « des âmes mortes, » qu’elles prenaient la figure de tels ou tels personnages, et l’insultaient dans le langage des sorcières. Enfin elle déclara, tout en protestant de sa fidélité à l’Eglise, qu’elle refuserait les sacremens tant qu’on n’aurait pas chassé toutes les femmes de sa maison.

François Borgia ne pouvait être dupe un instant de ces fantastiques récits, mais, pour ne pas irriter la reine par une contradiction inutile, il promit de la satisfaire et de livrer les coupables aux sévérités de l’Inquisition. Il écrivit en même temps au prince Philippe qu’il était nécessaire d’éloigner les personnes que Jeanne poursuivait de sa haine. Ses conseils furent écoutés : on dit à la princesse que ses duègnes avaient été emprisonnées ; tout son service féminin fut aussitôt renouvelé. On fit même asperger son appartement d’eau bénite pour le purifier : Jeanne