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mariage, les distractions parviendraient à les atténuer, mais il est incontestable qu’ils n’ont jamais manifesté de surprise lorsque leurs agens les ont avisés des incidens ultérieurs : ils en ont parlé comme de suites naturelles d’un état maladif dès longtemps soupçonné. Il en eût été tout autrement si la nouvelle de ces désordres intellectuels leur était arrivée comme un fait imprévu. D’autre part, si l’on ne peut nier en effet que les symptômes décisifs d’aliénation mentale se sont révélés sous l’action de la douleur provoquée dans l’âme passionnée de Jeanne par les mœurs dissolues de l’archiduc, cette situation n’était pas assez extraordinaire pour que son intelligence en ait été à ce point bouleversée. En fait, elle n’a jamais été délaissée, — ses nombreux enfans en sont la preuve, — et si son esprit eût été bien équilibré, elle eût souffert sans doute comme beaucoup de femmes et de princesses plus rudement éprouvées encore, mais sa raison n’eût pas complètement sombré. Lorsque enfin Isabelle, dans son testament, écartait résolument du trône une fille qui lui était si chère, c’est qu’elle ne se faisait plus alors, et de longue date, aucune illusion sur le caractère permanent du mal dont Jeanne était atteinte et qu’elle n’avait pas besoin d’expliquer ni à son époux, ni à son entourage : elle-même et les siens le savaient organique et incurable.

Ce ne sont là, si l’on veut, que des hypothèses et des vraisemblances, mais établies cependant d’après le développement des faits. Et d’ailleurs n’y a-t-il pas à l’appui de nos conclusions une démonstration saisissante dans les égaremens et les langueurs qui se révèlent tour à tour chez tous les princes de la dynastie ? La démence de Jeanne, si elle eût été accidentelle, n’eût pas eu d’influence sur ses descendans. L’hérédité, au contraire, est ici indéniable. La plupart des symptômes que nous avons vus successivement se produire chez la reine réapparaissent, à divers degrés et sous diverses formes, chez sa postérité. Plus ou moins caractérisés, les troubles intellectuels ont été transmis à ses héritiers avec le sang de leur aïeule. N’est-ce pas elle, n’est-ce pas son ombre qui revit dans le vieux Charles-Quint, tourmenté d’accès bizarres pendant son règne, puis se condamnant au cloître par un caprice morose, dégoûté de tout, non point par philosophie, mais par la continuité de ses lugubres rêves ? Ne la retrouvons-nous pas encore dans l’atrabilaire et farouche Philippe II, recherchant comme elle la solitude et les ténèbres au fond de l’Escurial où il