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combinait sa politique sinistre avec une obstination maladive ? N’est-ce pas l’esprit désemparé de Jeanne qui ressuscite chez le jeune don Carlos, en proie comme elle à une démence tantôt furieuse et tantôt mélancolique, enfermé lui aussi et gardé à vue, mais plus heureux que sa grand’mère, ayant été plus promptement délivré par la mort ? Considérons encore l’anémie cérébrale se manifestant chez Philippe III et Philippe IV, l’un et l’autre débiles de corps et d’âme, par la fièvre et les humeurs noires, et chez le pâle spectre Charles II, par l’épuisement des forces et les hallucinations intermittentes. Ce ne sont pas là des coïncidences, c’est la transmission, attestée par l’histoire, d’un vice organique qui se reproduit de génération en génération par des phénomènes analogues : c’est le legs tragique de Jeanne la Folle à sa postérité, et chacun de ses successeurs en a eu sa part : maniaques ou incapables, languissans ou hantés de visions, ils ont été les victimes de la tare originelle qu’ils avaient apportée dans leur berceau.

Ainsi, par une loi naturelle supérieure aux prévisions humaines et aux arrangemens de la politique, celle qu’on avait empêchée de gouverner a régné quand même pendant un siècle et demi dans la personne de ses descendans. Les douloureux pressentimens de la grande Isabelle mourante se sont trouvés justifiés, malgré les précautions de son testament, malgré son époux et son petit-fils. Jeanne était, sinon par elle-même, du moins par sa postérité, destinée à ruiner la prospérité de l’Espagne : sa maladie terrible, propagée par les princes ses héritiers, a été l’instrument de la décadence de son pays, et l’influence néfaste de la captive de Tordesillas n’a fini que par l’extinction de sa race.


Cte CHARLES DE MOUY.