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manière lente et tortueuse dont les affaires publiques s’y traitent. Il avait encore en partage un don qui se manifesta dès ses premiers voyages en Ouganda et en Ounyoro, la faculté de réussir auprès des nègres. Tandis qu’autour de lui on considérait les indigènes comme des êtres inférieurs, ou même comme un simple bétail de valeur élevée, derrière le nègre Emin vit l’homme. Il l’étudia et sut le plier à ses vues.

Emin, enfin, aimait l’Afrique. En quelque lieu qu’ils résident, le propre des agens coloniaux est de rêver sans cesse de départ. Ils comptent et recomptent combien de jours les séparent encore du jour béni où ils s’embarqueront pour l’Europe. Emin, point. C’était un des étonnemens de Junker qu’à Lado, dans leurs longs tête-à-tête, il ne parlât jamais, même par allusion, de sa famille ou de son pays natal. Il semblait mort à tout ce qui n’était pas le coin de terre africaine où le hasard de sa vie aventureuse l’avait amené. Là, il s’était uni à une Abyssine qui lui avait donné deux enfans, et il paraissait décidé à y finir sa vie. Pendant sa complète séparation d’avec le monde civilisé, de 1884 à 1888, il répétait sans cesse dans ses lettres qu’il voulait rester sur le Haut Nil pourvu seulement qu’on le ravitaillât. Certes, Stanley lui faisait bien peur, mais malgré l’étrange fascination que cet homme exerçait sur lui, il aurait trouvé dans son amour pour son pays le courage de le braver en face, si l’indiscipline de ses soldats ne l’avait contraint de se retirer. Emin a ressuscité le type aujourd’hui disparu de l’Anglo-Indien, de l’agent de l’ancienne Compagnie des Indes, qui arrivait jeune en Asie, y vivait à l’orientale avec son harem indigène, s’attachait au pays et y mourait sans souvent avoir revu l’Angleterre.

Aussi rêve-t-il pour sa province des destinées brillantes. Mille beaux projets s’entre-croisent dans son esprit. Il projette d’y acclimater animaux domestiques et plantes utiles. De petites cultures de riz et de cannes à sucre, nouvellement introduites, le préoccupent fort. Il tourne les yeux vers les personnages de marque qui s’intéressent à l’Afrique. Il veut s’adresser tantôt à Léopold II roi des Belges, non encore souverain de l’Etat indépendant du Congo, mais déjà protecteur de l’Association internationale africaine, tantôt au cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage.

En attendant la réalisation de ces desseins, Emin paye de sa personne. Aux postes déjà fondés par Baker et Gordon, il en