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eux. Il ne se plaignait point que l’espèce humaine fût riche en variétés ; il pensait que chacune a ses avantages particuliers, son office propre, une mission à remplir et sa place au soleil. Les lois, les coutumes, les mœurs étrangères l’intéressaient et ne l’étonnaient pas longtemps.

Il avait à peine connu son père, mort avant l’âge ; il était resté sous la garde de sa mère, qui aimait elle-même à courir le monde et lui fit respirer de bonne heure l’air du continent. Il n’avait guère que sept ans quand elle l’emmena à Paris, et de Paris en Suisse. J’ai dit combien sa mémoire était tenace et précise. Il se souvenait dans ses vieux jours d’être descendu au grand hôtel de Charlemagne, place Royale, au Marais, et d’avoir vu de chez Mme de Pontigny, dont l’appartement était au-dessus du passage voûté qui conduisait dans la place, défiler la procession de la Fête-Dieu, où figuraient les trois Duchesses d’Angoulême, de Berri et d’Orléans, habillées l’une de rouge, la seconde de blanc, la troisième de bleu. Il avait vu aussi Louis XVIII passer une revue au Carrousel, du haut d’un balcon, et son habit de velours noir, son grand cordon bleu du Saint-Esprit, lui étaient restés dans les yeux. Le Jardin des Plantes le ravit, et il n’oublia jamais certains tableaux qu’il avait admirés au Louvre.

Il partit pour la Suisse dans une berline attelée de trois chevaux, et il ne lui échappa point que leur cocher, bonapartiste enragé, avait su gagner le cœur de sa mère. Il ressentit quelque émotion en contemplant du haut du Jura l’azur du lac Léman ; il en fit le tour, visita Coppet, où, à son vif chagrin, on ne rencontrait plus Mme de Staël. Pendant que sa mère allait à Chamonix, demeuré seul à Genève, cet enfant précoce et prédestiné dîna pour la première fois en ville ; mais je ne pense pas que, ce jour-là, aucun grand homme lui ait fait des confidences. En regagnant l’Angleterre, il s’arrêta de nouveau à Paris ; on le mena aux Français, il vit Talma et Mlle Duchesnois dans Marie Stuart. Il parlait déjà couramment notre langue, et, rentré à Norwich, il lui arriva souvent de réciter des tirades de Ducis, au grand divertissement de sa famille.

Douze ans plus tard, sa mère décida qu’il irait terminer ses études à Genève. « La société genevoise, dit-il, était alors très brillante, » et comme on l’a remarqué, « elle semblait dater du XVIIIe siècle, elle en conservait les traditions. » Il connut Sismondi, le voyageur Simond, Bonstetten, Dumont, de Candolle, Rossi, Auguste de la Rive, et leurs entretiens lui paraissaient plus instructifs et plus attrayans que les mathématiques, qu’il avait en horreur. Il frayait aussi avec des réfugiés, avec nombre de Polonais, Krasinski, Adam Mickiewicz, Auguste