Quelque médiocre qu’ait été le ministère radical, peut-être est-il tombé quelques jours trop tôt. La Chambre actuelle est toute neuve ; elle est mal connue ; elle s’ignore elle-même ; les indications qu’elle a données jusqu’ici permettent difficilement à M. le Président de la République de distinguer sa véritable majorité. Un point seulement est hors de doute, à savoir que cette majorité n’appartient pas aux radicaux. Il est malheureusement possible qu’elle n’appartienne pas davantage à un autre parti, et alors la situation apparaîtra plus grave encore qu’elle ne s’est révélée jusqu’ici. Mais c’est une expérience à tenter. Celle d’un ministère radical a été faite, et il faut espérer qu’elle sera jugée suffisante. Nous avons dit quelle part de fantaisie il y avait eue dans cet essai de radicalisme que rien n’avait indiqué, ni recommandé comme opportun. M. Brisson avait été battu trois fois à la présidence de la Chambre avant d’être appelé à la présidence du Conseil. Pourquoi y a-t-il été appelé ? C’est un mystère que nous ne nous chargeons pas d’éclaircir. Cependant la Chambre s’est inclinée devant le fait accompli. Elle était à la veille des vacances, et pressée de se disperser. Elle a très largement accordé à M. Brisson cette majorité banale qu’elle marchande rarement à un ministère qui débute, et quelques personnes se sont complaisamment fait illusion sur la longévité de celui-ci. La vérité est qu’il ne pouvait subsister qu’avec l’appoint et l’appui des nationalistes, groupe nouveau qui a pour principaux représentans MM. Déroulède, Drumont, Millevoye, et qui se tenait pour le moment satisfait par la présence de M. Cavaignac au ministère de la Guerre. Il était sûr, dès lors, que l’affaire Dreyfus ne serait pas rouverte. On sait ce qui s’est passé, et nous n’y reviendrons pas. Les nationalistes sont devenus les pires ennemis de M. Brisson. Affranchi de cette tutelle incommode, le ministère pouvait, malgré les légitimes préventions des modérés, grouper au moins pendant quelque temps autour de lui toutes les fractions du Centre : n’avait-il pas annoncé qu’il était venu pour opérer la réconciliation du parti républicain ? En réalité, il l’a plus profondément divisé que jamais. Dès lors, sa chute pouvait être ajournée, mais non plus conjurée, et il s’est conduit de manière qu’elle ne fût même pas ajournée. La seul leçon à tirer de cette expérience, — puisqu’elle a eu lieu, encore faut-il qu’elle serve à quelque chose, — est qu’un gouvernement purement radical est impossible. Un autre, qui succéderait à celui-ci, vivrait moins encore, le premier n’ayant vécu quatre mois que grâce aux vacances. Or, nous aurions grand besoin en ce moment d’un ministère qui présentât au moins quelques chances de durée : quant à la certitude, ce serait trop exiger.
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