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m’eût été donné de voir jusque-là. Comme je l’interrogeais sur les vues de ses amis et sur les dispositions des quartiers qu’il venait de traverser : — « Qui sait, me répondit Duvergier, ce qui peut arriver ? » — Je ne trouvais donc de ce côté ni la vigueur, ni l’esprit de décision que j’invoquais à grands cris pour le salut du gouvernement. Il semblait que le pouvoir se fit de tous côtés, par sa faiblesse, le complice des passions de ses adversaires les plus violens et les plus décidés à se porter à toutes les extrémités. J’appris à ce moment, par M. Thiers, qui sortait du cabinet du roi pour aller s’occuper, me dit-il, des mesures à prendre, que le roi allait monter à cheval pour passer en revue les bataillons de la garde nationale qui étaient massés dans la cour du palais des Tuileries et sur la place du Louvre.

Le roi avait maintenant un ministère composé des membres les plus populaires de la gauche, notoirement dévoués au parti de la réforme : leurs noms, portés par des émissaires auprès des groupes, dans les légions et sur les quelques barricades qui s’élevaient, étaient déjà connus sur tous les points importans de Paris. Cette revue, dans la pensée de M. Thiers, comme dans celle du roi, devait raffermir les esprits, et contribuer puissamment à leur pacification.

La reine était la plus énergique conseillère de cette démarche qui avait, sans doute, ses dangers, mais de laquelle seule on pouvait espérer quelque efficacité. La reine me fit avertir du projet du roi, et je montai à cheval pour me mettre à ses côtés avec deux de ses officiers de service. Douloureuse promenade, qui devait faire tomber les dernières obscurités voilant encore la vue de l’abîme vers lequel la France était entraînée ! Sur beaucoup de points, dans les rangs de la garde nationale, un silence morne qui signifiait indifférence et abandon. Sur les autres points, des cris de « Vive le roi », en petit nombre, et de nombreux cris furieux de « Vive la réforme ! » — Je les remarquai surtout dans les rangs de la 10e légion, celle qui comprenait les représentans des familles légitimistes les plus notables du faubourg Saint-Germain. J’y interpellai même plusieurs des gardes nationaux que je reconnus dont l’attitude et les paroles violentes étaient celles de véritables insurgés : « Vive la réforme ! » criaient-ils avec colère. — En vain jetai-je d’une voix éclatante à ces groupes exaltés les noms des nouveaux ministres, garantie de cette réforme qu’on acclamait. Qu’importaient les noms, qu’importait la réforme elle-même à