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et américains répandaient sur le sol même des idées de dignité humaine et d’indépendance. Quelques-uns, surtout parmi ceux qui avaient vécu à Paris et à Londres, sentaient l’humiliation du joug, rêvaient de le rompre, de reconstituer la nation arménienne : ceux-là qui ne pouvaient réussir sans une révolution durent cacher leurs desseins dans des sociétés secrètes. Mais ils étaient peu nombreux et peu influens. La raison montrait aux Arméniens que l’indépendance accordée tour à tour aux autres races chrétiennes n’était pas proche pour eux. Les Monténégrins, les Serbes, les Roumains, les Bulgares, placés en Europe à l’extrémité de l’Islam, pouvaient être retranchés à la Turquie sans la tuer, mais elle ne pouvait sans s’arracher le cœur même renoncer à l’Arménie, au centre de l’Asie Mineure ; et, de plus, la race arménienne, répandue dans toute la Turquie, n’était nulle part, pas même dans la contrée qui porte son nom, en majorité. Le sentiment général se contentait de souhaiter, sous la souveraineté ottomane, la sécurité des personnes, la paisible possession des biens, la liberté du culte et de l’école ; et, entre le Turc et la race soumise, une certaine représentation nationale de ces intérêts. Au moment où des hommes d’Etat comme Fuad et Ali-Pacha s’efforçaient d’habiller la Turquie à l’européenne, de telles idées n’effrayaient pas le pouvoir. En 1863, un jeune Arménien revint de Paris ; architecte, chargé par Abdul-Aziz de construire Dolma-Bagdché, il tira de ses cartons, outre le plan d’un palais pour le sultan, celui d’une constitution pour l’Arménie. Les deux édifices se ressemblaient par le placage du style européen sur la pauvreté de la bâtisse turque. L’une fit valoir l’autre : auprès des sultans, l’important est d’avoir l’accès ; la familiarité a plus de droits que la compétence, et les plus grandes affaires y sont gouvernées par les conseillers les plus imprévus. Ici les intentions étaient loyales, les Arméniens furent patiens. Le traité de Berlin leur promit, en récompense, des réformes plus complètes et plaça le sort de cette race sous la garantie collective de l’Europe. La paix dura jusqu’à l’avènement d’Abdul-Hamid. Il semblait qu’elle dût être consolidée par lui : ses liens avec la Jeune Turquie le désignaient comme un réformateur généreux ; il avait seulement emprunté à l’Europe l’habitude des princes héritiers qui oublient, le trône obtenu, les engagemens pris. Sa politique personnelle apparut dès le début du règne.

Il voulut comprimer à la fois les mouvemens nationaux qui