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préparaient le démembrement de l’Empire, et les réformes libérales qui, en encourageant l’esprit révolutionnaire même chez les musulmans, pouvaient ébranler le trône et menacer la vie du sultan : contre ces dangers il résolut de se défendre, par le retour à l’esprit islamique, par la simplicité de l’ancien despotisme, par la suprématie rendue aux races musulmanes sur les races chrétiennes. Tout ce qui était garanties constitutionnelles tomba comme une couche de plâtre, et l’Islam se reconnut. Il était à prévoir que ce changement n’irait pas sans exciter les résistances des chefs des diverses races encore sous le joug ; mais à côté de ces races, vivaient, comme le geôlier près du captif, des races musulmanes pillardes et sanguinaires. C’est sur ces auxiliaires que Abdul-Hamid compta pour changer la nature des revendications chrétiennes, donner à la résistance qu’ils devraient faire à la violence un air de violence, et transformer en rebelles contre l’autorité légitime ceux qui défendaient leurs biens, leurs femmes, leurs enfans, leur vie. Une politique profonde et silencieuse assigna ainsi certaines régions, comme des territoires de chasse, aux excès des musulmans les plus redoutés ; et, de même qu’à l’autre extrémité de l’Empire les Slaves serbes étaient abandonnés aux beys albanais, les Crétois orthodoxes mis sous la garde des Crétois circoncis, les Maronites sous celle des Druses, l’Arménie fut soumise aux caprices sauvages des Kurdes. Mais les populations arméniennes furent dans tout l’Empire la plus riche proie que le Kalife pût offrir aux croyans. Partout, en effet, cette race avait porté ses aptitudes, et dans toutes les professions établi sa supériorité. Depuis les plus hauts emplois de l’intelligence, jusqu’aux plus délicates habiletés de la main, jusqu’aux travaux les plus rudes, elle réussissait à tout : elle fournissait à souhait des portefaix, des brodeurs, des orfèvres, des agriculteurs, des commerçans, des fonctionnaires, des prêteurs et parfois des usuriers. Les pauvres avaient en eux des concurrens, les riches des créanciers, et près d’eux le juif ne trouvait plus à vivre. C’est pourquoi, le jour où l’on sentit qu’ils n’étaient plus protégés, tous les intérêts lésés par eux cherchèrent leur revanche. De 1890 à 1895, le sort des Arméniens devint donc tout à coup et de plus en plus misérable. Et, si dans les grandes villes et à Constantinople, ils furent défendus contre les pires excès par la présence de l’Europe et la proximité du gouvernement, dans les contrées lointaines, muettes et sourdes, sur les confins de la Perse, les contreforts du Caucase,