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que l’œsophage fut ouvert, je bus beaucoup de lait, ce qui acheva de me guérir… Une maladie si singulière n’était que le résultat de la rage, de la honte, de la douleur où m’avaient jeté mes maudites amours. » Erreur ! déclarent de nouveau les deux lombrosistes : la singulière maladie dont fut frappé le poète était le produit de sa dégénérescence, et d’ailleurs elle n’était « singulière » que pour la médecine d’un âge de ténèbres, car aujourd’hui son nom est assez connu : c’est simplement une « épilepsie psycho-motrice. »

MM. Antonini et Gognelti sont médecins : nous aurions mauvaise grâce à contester leur diagnostic. Admettons donc qu’Alfieri a eu, en 1773, une crise d’épilepsie qui a duré cinq jours sans discontinuer, et sans lui enlever, du reste, un seul instant, la conscience, ni même la raison : car il nous raconte que, le cinquième jour, au plus fort de la crise, il demanda un prêtre et un notaire, et se prépara à la mort avec un grand sang-froid. « Il m’est ainsi arrivé deux ou trois fois, dans ma jeunesse, de regarder la mort en face, et toujours avec la contenance la plus ferme. » Regarder la mort bien en face, avec la contenance la plus ferme, pendant qu’on se débat dans une crise d’épilepsie nettement caractérisée, voilà qui suffirait à démontrer la « génialité » de l’auteur du Misogallo !


Cette crise fut unique dans la vie d’Alfieri : nouvelle, éclatante confirmation de la « doctrine lombrosienne ! » Car l’épilepsie du poète, comme bien on pense, ne pouvait pas guérir : elle s’est simplement modifiée, après le grand accès de 1773, et au lieu de reparaître sous la forme d’un tremblement nerveux, elle a pris désormais la forme du génie. « La maladie de 1773 eut vraiment pour résultat de constituer l’être poétique du jeune homme : et la façon dont il composa sa Cléopâtre, peu de temps après, ne peut s’expliquer que si l’on admet, avec Lombroso, non seulement une correspondance entre le génie et l’épilepsie, mais l’équivalence de l’impulsion géniale et de l’accès épileptique. » La façon dont Alfieri composa sa Cléopâtre est en effet assez bizarre : « Cloué des semaines entières au chevet de ma maîtresse malade, j’essayais vainement de tous les moyens pour tuer le temps, jusqu’à ce qu’un jour, à force d’ennui, je m’emparai de cinq ou six feuilles de papier et me mis, au hasard, sans aucun plan, à barbouiller ! une scène d’une pièce que je ne sais si je dois appeler comédie ou tragédie. Puis ma maîtresse se rétablit, et moi, sans plus penser aux scènes ridicules que j’avais écrites, je les plaçai sous un coussin de sa chaise longue où elles restèrent une année entière sans que personne y