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l’abondance de mes larmes ne me permet plus que de les verser dans le sein de mon fils ! » C’est elle, dans ces derniers instans, qui relevé son courage ; elle voit venir la mort avec douceur et fermeté, réclame d’elle-même, sans vaines terreurs, les secours de la religion, met ordre à ses affaires, et expire sans souffrances, le 28 mars au soir, la main dans la main de celui qui, pendant cinquante ans, fut sa seule affection et sa raison de vivre.

Les funérailles eurent lieu à Wimbledon, dans le comté de Surrey. Si peu somptueuses qu’elles fussent, elles dépassèrent encore les ressources de Condé : pour assurer aux restes de sa femme une sépulture convenable, le prince dut faire appel à la générosité du Régent d’Angleterre. Sur ce sol étranger, accordé par aumône, repose celle dont j’ai tenté de faire revivre les traits pâlis, à demi effacés. Son existence, qu’absorba tout entière un sentiment unique, ne fut que peu mêlée aux grands événemens de son temps ; sans ambition et sans intrigue, elle ne sut qu’aimer et souffrir, et sa figure mélancolique n’eût sans doute eu droit qu’au silence de la postérité. L’histoire cependant, — si peu qu’elle parle d’elle, — n’a guère épargné sa mémoire. Sans compter les pamphlets de la Révolution, qui la traînent dans la boue, beaucoup de ses contemporains, dans leurs souvenirs ou dans leurs lettres, accompagnent son nom d’épithètes flétrissantes. Le long scandale de sa liaison publique effarouche leur pudeur ; ses chagrins et son dévouement n’ont pu faire absoudre sa faute. Ceux qui liront ces lignes seront peut-être moins sévères. À cette victime des hommes, longtemps résignée, révoltée plus tard, mais jamais malfaisante et toujours malheureuse, qu’ils ne craignent point d’accorder un peu de pitié attendrie. L’indulgence n’est-elle pas souvent la meilleure forme de la justice ?


PIERRE DE SEGUR.