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C’est un fait que Kant a écrit, et dans le sens que vous avez vu, qu’il « se proposait de substituer la croyance au savoir. » C’est un fait qu’une morale indépendante, ou entièrement dégagée de toute métaphysique et de toute religion, n’est pas une morale. Si le positivisme ne peut pas nier ces faits, il est donc, de par son principe, obligé d’en tenir compte. Ils ont pour lui, comme pour nous, exactement la même consistance que ceux dont l’ensemble forme la physique ou l’histoire naturelle. L’élévation de la colonne de mercure dans le baromètre est un fait, et le caractère apocalyptique de la Révolution française en est un autre. La relation de ce caractère avec le « besoin de croire » est également un fait. C’est ce que ne peut nous refuser aucun positiviste, et, s’il ne nous le refuse pas, ou en nous le refusant, s’il viole manifestement son principe, nous n’en demandons pas davantage… pour commencer.

Je dis : pour commencer. C’est qu’en effet, — et pour ne rien dire du maître et de sa religion de l’humanité, — plusieurs positivistes ne s’en tiennent pas là. Connaissez-vous Cournot ? Il n’est pas très connu ; il ne l’est pas assez ; et je le compte parmi les philosophes de ce temps dont la valeur a passé de beaucoup la réputation. Il a écrit quelque part : « La langue que nous parlons n’est après tout qu’une langue comme une autre ; le gouvernement qui nous régit est un gouvernement comme un autre ; — ces lignes sont datées de 1872, — mais, de bonne foi, la religion que nos pères nous ont transmise n’est pas une religion comme une autre. Elle remplit dans l’histoire du monde civilisé un rôle unique, sans équivalent, sans analogue. » Ce langage est celui d’un vrai positiviste. Il a raison : « La religion que nos pères nous ont transmise n’est pas une religion comme une autre. » Elle diffère essentiellement, elle a différé pratiquement, et en fait, de toutes celles qu’on lui a opposées ou comparées. Positivement, — et je donne à ce mot toute sa portée, — « elle a rempli dans l’histoire du monde civilisé un rôle unique, sans équivalent, sans analogue. » On peut définir historiquement, objectivement, ce rôle. Auguste Comte lui-même l’a fait, et il l’a fait admirablement. D’autres le font tous les jours, qui ne savent pas qu’ils sont on ce point ses disciples, et qui ne perdraient rien à l’apprendre. Le rôle historique du christianisme est un fait contre lequel ne sauraient prévaloir ni les subtilités d’une exégèse ennemie, ni les raisonnemens d’un naturalisme que condamnent tous les vrais philosophes. Humainement parlant, il s’est trouvé dans le christianisme une vertu sociale et civilisatrice qui ne se retrouve dans aucune autre religion. Il n’a pas dans l’histoire de commune mesure.