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pénétrer à Constantinople que sous la sauvegarde de permis sévèrement contrôlés et difficiles à obtenir pour les raias des races suspectes. Les Arméniens déjà établis dans la ville sont sous une surveillance continue, et un certain nombre ont été arrêtés sans qu’ils soient accusés d’aucun mal et afin que la tentation de ce mal ne leur vienne pas. Les Européens sont traités avec un peu plus de formes mais une égale méfiance ; chaque jour, des étrangers ont été embarqués pour leurs pays d’origine. La surveillance est particulièrement agressive contre les Italiens. Depuis l’assassinat de l’impératrice d’Autriche, il semble qu’on ait peur de tous, même des bons ouvriers, et ils sont nombreux à Constantinople. Une partie de ces malheureux a quitté la ville, une partie vient d’être enfermée dans un hôpital, où elle attendra sous verrous le départ de Guillaume II.


Sur cette veille de fête, triste comme un lendemain, pèse d’avance une double contrainte : le peuple craint le gouvernement et le gouvernement craint le peuple. D’ordinaire, la foule, autant que le souverain, accueille les grands étrangers, et le chef de l’Etat présente la nation à son hôte ; elle est le plus vaste, le plus intéressant et le plus flatteur des spectacles que s’offrent les princes ; ils ne se lassent pas de sa présence, de ses sourires, de ses acclamations. Ici, au contraire, où le nombre des habitans, la variété des races, l’éclat des costumes, la magnificence de la nature assemblaient d’avance une incomparable pompe, la nation est étrangère et la foule importune. Abdul-Hamid marche toujours poursuivi par la menace du poète et prévoit que les os des victimes enfanteront peut-être des vengeurs. Plus que son peuple ne le redoute et ne lui obéit, lui redoute l’approche de son peuple. Les foules, même quand elles ne se révoltent pas, peuvent receler l’assassin, lui faciliter l’approche et la fuite. Voilà pourquoi le sultan abrite son hôte près de lui, loin de la ville, et lui offre là un tête-à-tête dans sa solitude habituelle. Voilà pourquoi l’empereur débarquera à Dolma-Bagtché, au-dessus d’Yldiz, pourquoi les deux souverains passeront aussitôt d’un palais dans l’autre, et, dans le court chemin, seront séparés de toute foule par des masses épaisses de troupes. Inquiet sans cesse pour sa vie, Abdul-Hamid a trouvé la joie de pourvoir plus attentivement à sa propre sûreté en pourvoyant à celle de son hôte, et de se rassurer en paraissant craindre pour autrui. Quel début de fête que ce silence, quels